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Mais Marc-Olivier Wahler a le mérite de reformuler les vieilles lunes de l’ontologie de l’œuvre d’art, durement chamboulée tout au long du XXe siècle par les répliques de l’ouragan Marcel Duchamp, en prenant «la SF comme clé de lecture de l’art contemporain, la schizophrénie comme moteur».
Muni de ce double appareillage théorique, il capte certains grands traits de l’art du début de ce millénaire.
Comme un accomplissement de la fin de l’«art rétinien» annoncée par Duchamp, on assisterait à la faillite de l’œil, de l’observation, de la perception de l’œuvre, et du dispositif traditionnel de la «vision-fenêtre» qui, avec le point de vue unique, la composition, le cadre et l’accrochage, a pendant des siècles fixés, immobilisés, les œuvres et les spectateurs.
«Face à l’absence totale de points fixes, diagnostique Wahler, l’œil ne peut que glisser sur les images. La vue chancelle. Elle n’expérimente plus la notion d’observation, mais de trajet». Un trajet sans but, sans début ni fin, un trajet qui n’est que passage. Un trajet dans lequel, en art comme ailleurs, le regard s’égare, emporté par l’accélération et le défilement continu, les superpositions et les enchevêtrements multiples, des images.
L’art auquel s’intéresse Marc-Olivier Wahler serait donc un art en perpétuel devenir, un art de passages. Passages des images, passages des artistes, passages aussi des spectateurs. Un art de mutants, en termes de science fiction; ou, selon le lexique des réseaux, un art de flux plus que de choses.
Par delà les passages des objets du monde ordinaire de l’usage à celui de l’art, les artistes sont, eux aussi, emportés dans des dynamiques multiples de passages.
Alors qu’à l’époque de la modernité, on pouvait être, ou peintre, ou sculpteur, ou photographe, ou cinéaste, mais rarement l’un et l’autre ; aujourd’hui, on proclame la faillite des anciennes oppositions et exclusions, et l’on peut produire des œuvres qui relèvent simultanément de la peinture, de la sculpture, de la photographie, et de beaucoup d’autres domaines encore. Devenus des plasticiens, les artistes sont désormais libres d’opter pour une combinatoire sans limites de pratiques et de matériaux.
Plus profondément encore, ils sont en train d’abandonner leurs oripeaux traditionnels pour endosser des rôles de footballeur (Gianni Motti), d’agent secret (Alain Declercq), de cuisinier (Rirkrit Tiravanija), de producteur de télévision (Fabrice Hyber), d’explorateur (Valéry Grancher), d’expérimentateur scientifique (Loris Gréaud), etc. Cela dans le sillage d’Andy Warhol affirmant vouloir «être une machine» (1963), mais transposé dans la situation présente où la machine warholienne a fait place aux réseaux et aux stratégies d’infiltration.
Passages, enfin, du public convié à se départir de son rôle traditionnel de spectateur pour endosser celui d’acteur, de coproducteur des œuvres. Cela en écho à Duchamp pour lequel «ce sont les regardeurs qui font les tableaux», mais transposé dans le monde d’aujourd’hui où la vue des regardeurs chancelle, et où les œuvres ont perdu la fixité des tableaux.
L’art qui a les faveurs de Marc-Olivier Wahler s’inscrit donc dans une situation contemporaine caractérisée par une «absence totale de points fixes» et, conséquemment, par une destitution de la vision. Ce qui enclenche de profondes mutations au sein des grandes conceptions de l’art du XXe siècle axées sur la notion de visibilité — notamment celle de Michel Foucault qui veut fendre les mots et ouvrir les choses, ou celle que Paul Klee exprime par cet adage fameux : «Non pas reproduire le visible, mais rendre visible».
Donner à voir serait devenu inessentiel en art, parce que la réalité feuilletée en de multiples couches, de plus en plus complexes et denses, ne peut que déjouer le programme (moderne) de la rendre visible. Faute de reproduire le visible, faute de rendre visibles les forces qui traversent le réel et l’entraînent vers des devenirs, l’art d’aujourd’hui «glisse sur le visible», passant d’une sphère à une autre, d’une couche à une autre, «contribuant ainsi à densifier le réel, à le complexifier». A rebours des idéaux modernes de visibilité, de transparence, de point de vue, et de possible construction de vérité.
En programmant, dans les prochains mois au Palais de Tokyo, ces pratiques artistiques, Marc-Olivier Wahler va nous faire vivre une expérience que l’on voudrait intense : l’avènement d’un art mutant «fondé moins sur une esthétique que sur une dynamique»…
André Rouillé.
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William Kentridge, Bird Catcher, 2006. Fusain, pastel et encre sur papier. Ensemble de 6 dessins. 40 x 40 cm chacun. Courtesy galerie Marian Goodman Paris / New York.
Lire
— Marc-Olivier Wahler, «Le réel : combien de couches ?», Fresh Théorie, Éd. Léo Scheer, Paris, 2005, p. 49-61. (Les citations ci-dessus renvoient à ce texte).
— Marc-Olivier Wahler, entretien avec Christophe Kihm, «L’artiste au centre», Art Press, n° 319, janv. 2006.
Translation : Rose Marie Barrientos