ÉDITOS

Un art hors du marché de l’art

PAndré Rouillé

Le week-end de la Fête du travail a été aussi celui de la célébration fastueuse du marché de l’art avec l’inauguration au Palazzo Grassi, à Venise, de l’exposition de quelque deux cents œuvres de la collection de François Pinault. Il s’agissait en fait d’un triple événement : 1° le vernissage de l’exposition pompeusement intitulée «Where Are We Going ?»; 2° l’ouverture partielle de cette collection dont le contenu avait été savamment — et médiatiquement — tenu secret; 3° et, bien sûr, l’inauguration du Palazzo Grassi en forme d’expression éclatante de l’abandon de la France pour l’Italie, du site de Renault-Billancourt, imprégné d’une longue mémoire ouvrière, au profit de la somptueuse cité des Doges.
Il devient aujourd’hui évident qu’il ne pouvait pas en être autrement car François Pinault conjugue trop l’art contemporain avec le business et le luxe pour se sentir vraiment à l’aise sur l’île Seguin

.
Il suffit, pour s’en convaincre, de suivre sa longue complicité avec le très business-artiste américain Jeff Koons dont le Balloon Dog, un chien géant de trois mètres de haut en acier chromé rose-violet, est emblématiquement dressé devant le Palais.

Dans une interview (Le Monde, 29 avril 2006), François Pinault a profité de l’occasion pour se proclamer «anti-bourgeois», souligner combien il «aime bien les remises en cause», affirmer qu’il «n’accepte aucune tyrannie du goût», et vanter assidûment les vertus du changement permanent, bref, pour s’adonner à une tentative bien ciselée d’établir une cohérence entre ses deux faces de capitaliste libéral et de collectionneur d’art contemporain.

En outre, ses considérations sur les vanités de l’existence humaine et le mouvement de la vie, sur la tension entre «force et fragilité» inhérente aux Å“uvres, sur la conjonction dans certaines d’entre elles entre la sobriété formelle et la force signifiante, ou sur le double aspect d’autonomie et de fait social de l’art que n’aurait pas renié l’esthéticien Theodor Adorno, tout cela donne à l’homme une teinture philosophique du meilleur alois sur les rives du Grand Canal…

Mais cette alliance vertueuse entre l’homme d’affaires libéral épris de changement, le collectionneur averti d’art contemporain, et l’observateur avisé de l’existence humaine et du monde, masque mal qu’il est aussi propriétaire de la maison de vente Christie’s, et un collectionneur qui sait faire fructifier sa collection financièrement au moins autant qu’artistiquement.
Si bien que ses jugements de goût sont sans doute moins fidèles au principe kantien de «finalité sans fin» qu’aux lois du marché international de l’art. Au total, est-ce l’art ou le business qui sont au principe de sa collection ?

La levée partielle du voile recouvrant cette collection célèbre avant d’avoir été vue a — de l’abandon de l’île Seguin à l’ouverture du Palazzo Grassi — donné lieu à une mise en scène internationale à double détente. Ce qui, dans cette consanguinité entre l’art et la haute finance, n’a pas été sans faire monter la cote des œuvres et des artistes exposés.

Tout cela obéissant à une logique clairement décrite par le philosophe américain John Dewey à Harvard dès 1931: «Le collectionneur typique et le capitaliste typique ne font qu’un. Pour prouver sa position supérieure dans le domaine de la culture d’élite, il amasse les tableaux, les statues, et les bijoux artistiques de la même manière que ses actions et ses obligations attestent sa position dans le monde de l’économie».
Et, pourrait-on ajouter, l’espace restreint d’un palais à Venise sera toujours préférable à la plus élégante fondation à Billancourt.

Si cette mécanique du marché triomphant et de la spéculation sur l’art n’est par principe aucunement condamnable, l’un de ses effets directs est d’aplatir l’art sous la logique exclusive du marché, et d’abolir même toute idée qu’un autre mode d’existence de l’art serait possible.

Un art est-il possible hors du marché de l’art ?
Non pas un art qui ne chercherait qu’à mériter (sagement) son admission au sein du marché de l’art en se conformant à ses modèles et ses lois économiques et esthétiques.
Mais un art dont les matériaux, les pratiques, les acteurs, les lieux et les processus seraient inassimilables par le marché de l’art.
Un art qui ne serait pas un non-art, ni un anti-art, mais un autre art à la fois dans l’art et hors du marché de l’art.
Un art dont l’existence même affirmerait qu’une pratique artistique vivante et novatrice est possible hors du marché de l’art.

De telles pratiques existent. Elles ont en commun de rompre avec les mécanismes du marché qui diffuse, expose et vend des œuvres originales produites par le geste singulier d’artistes individuels.
Aux œuvres-choses matérielles, échangeables et monnayables sur un marché, les pratiques alternatives substituent des processus, des démarches toujours collectives, qui se déploient hors des lieux traditionnels du marché (galeries, musées, centres d’art, foire, etc.) sans toutefois systématiquement s’en détourner.
Quant aux spectateurs, ils ne sont ni extérieurs aux œuvres, ni des acheteurs potentiels, mais des acteurs impliqués dans les processus avec les artistes.

Cet art hors du marché de l’art est privé de la visibilité que procure aux œuvres et aux artistes la logistique promotionnelle du marché de l’art : les galeries, les foires, les musées, la presse. Mais c’est un art contextuel, qui ne vise pas à atteindre à l’extérieur des visiteurs et des clients, qui trouve son matériau dans les conditions et contradictions sociales d’un territoire spécifique. C’est donc un art micropolitique en ce qu’il reconfigure partiellement un certain état des rapports sociaux en vigueur dans un microterritoire.
Mais, si son matériau est social et ses effets politiques, cet art se distingue radicalement de l’action sociale parce qu’il repose sur l’invention et la production de nouvelles formes, sur une reconfiguration du sensible, sur l’expérience de nouveaux rapports au visible et à l’espace, sur la création de sensations.

L’action que Sylvie Blocher conduit à Sevran avec Campement urbain est à cet égard exemplaire.
Dans un territoire de grande tension urbaine de la banlieue nord de Paris, le groupe est en train d’inventer, au fil de dialogues hebdomadaires avec la population et des responsables d’associations, un lieu inédit et atypique : «un lieu inutile, extrêmement fragile et non productif. Un lieu pour soi et commun à tous».
Un lieu à une seule place, ouvert à chacun pour s’abstraire de la communauté, pour faire l’expérience de la solitude : «un lieu du rien, où l’on est avec soi, où l’on peut penser à soi, en soi. Un lieu spirituel hors du religieux».

Ce lieu qui s’élabore dialogiquement semaine après semaine est une utopie revendiquée, la forme-cristal d’une situation sociale, celle d’une population appauvrie, fragilisée, captive, souvent d’origine étrangère, souvent déchirée par les rivalités communautaires, dans laquelle, souvent, la solitude est impossible pour les individus (Je) dilués dans la communauté (Nous) et laminés par les difficultés de la vie.

Dans ce contexte hétérogène, sinon hostile, la pratique dialogique de l’art soulève des questions apparemment aussi lointaines de la réalité et incongrues que le droit à la solitude, à l’individualité, à la beauté, à l’inutile, à l’émotion, et à l’art.
Les habitants sont entraînés dans une expérience où l’art est, sur la durée, simultanément construction-affirmation de sujets, modification de rapports collectifs, reconfiguration du sensible et production d’objets.
Là, les objets sont des fruits d’expériences collectives singulières, des opérateurs psychologiques, sociaux, esthétiques, et politiques. Nullement des marchandises.

André Rouillé.

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Sylvie Blocher, Je et Nous, 2003. Jet print tiré de la vidéo. © Sylvie Blocher.

Lire
François Pinault, «e n’accepte nulle tyrannie du goût», entretien avec Harry Bellet, Le Monde, 29 avril 2006.

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Site internet : Campement urbain

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Le groupe Campement urbain sera présent à l’exposition «La Force de l’art».
Tous les samedis, des échanges-débats auront lieu sur l’espace de Campement urbain
(Programme à suivre sur paris-art.com, rubrique Aujourd’hui)

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