Tout est question d’équilibre, de poids, de rencontres de lignes droites et courbes, du corps humain et de ce qui l’anime dans la dernière pièce d’Ushio Amagatsu, Umusuna, Mémoires d’avant l’Histoire. Le chorégraphe, au corps mi nu mi drapé d’un voile couleur sable-peau, rehaussé d’un chapelet de fleurettes rouges du Japon pendant à l’oreille gauche, donne à la biennale l’unes de ses plus belles images et sa première création (toutes les pièces de la compagnie Sankai Juku ont été créées en France).
Umusuna, mot venu du fond des âges de la langue japonaise, renvoie à la naissance, à la notion de double et de contraires qui s’harmonisent, au sol aussi, à la terre natale. Ici, c’est une danse des racines humaines dans un environnement de sable, omniprésent.
Presque tout est dit, déjà, dans le décor mis à nu dès l’entrée dans la salle. Le corps humain est un tout en étant bilatéralisé –nous avons 2 yeux, 2 mains, 2 jambes… Ushio Amagatsu a voulu traduire cela dans un espace strictement équilibré: 2 vastes rectangles couverts de tonnes de sables, séparés par un étroit passage –la place pour un homme d’avancer– passage se prolongeant sur le mur de fond de scène par un vide qui suggère une présence invisible. A cour et jardin, en arrière-scène, 2 immenses pendules (parfaitement équilibrés et immobiles) en forme de quasi cœur égrènent dans un rythme ininterrompu 2 fins filets de sable venant se déposer sur 2 vastes cercles. Le tout est suspendu par un filin qui se divise en trois. Le temps rencontre l’éternité, l’unité se dévoile trine.
Tout pourrait être dit déjà, mais tout est encore à révéler. Ushio Amagatsu apparaît au cœur de cet espace mesuré, et avec lui se matérialise la ligne invisible joignant ciel et terre entre les rectangles –le danseur évolue dans le couloir au sol, derrière lui un vaste filet de sable fin prend chair et vient créer une petite butte entre les 2 rectangle– comme le nez au milieu de la figure. Le sable et le mouvement. Aucun bruit de chute, rien n’accompagne le flux perpétuel des milliers de grains couleur de soleil mat. La danse est comme insufflée de cette vitalité légère, chaude et douce. Le «geste diaphane» acquiert la qualité du sable, organique, mû par le poids et sans cesse traversé par l’air et le traversant. Le sable invite le geste à une physicalité non-matérielle –«unearthlike quality». Au cours des sept tableaux qui, durant 1h25, composent Umasuna, chacun dominé par une couleur (rouge, turquoise, jaune vif, vert, blanc, etc.), des feux de plongée latérale –tels les rayons au travers des vitraux de cathédrale– rappellent aux corps en mouvement cette peau de sable qui pourrait laisser vivre dans le geste quelque chose de l’âme.
Dans le décor architecturé autour du 1, du 2 et du 3, dans cette géométrie en miroir, la danse des hommes (il n’y a pas de femme à Sankai Juku) insère le rythme des lignes courbes et la dynamique du souffle. La bouche ouverte laisser voler parfois un cri, souvent aspire l’air, le ki –le Souffle sacré? Et la danse, silencieuse, devient parfois miroir –surprise, lors d’un tableau, de découvrir l’agitation relative de la salle (toux, bruits de sièges, vibreurs de téléphones, raclements de gorges, etc.). La paix de la scène donne parterre et aux balcons quelque chose de la turbulence… Entraînés par la danse du sable, insufflés par l’air, les 4, 3,1 (mais jamais 2) danseurs semblent chacun être le «canal par lequel on exprime tous les faits». La qualité organique des corps, amis de la pesanteur, la minutie du déploiement des articulations ou leur mise en «pendication», en état de «décomposition» passagère dans le mouvement, participent de cette physicalité immatérielle qui pourrait être passage pour l’invisible.
Il y a, c’est sûr, de l’universel dans le butō d’Ushio Amagatsu –toutes les citations précédentes le suggèrent, qui viennent de François Delsarte et de ses disciples, des fondements des arts de la scène en Occident, modernité puisant, elle aussi, aux mémoires d’avant l’histoire. Quelque chose d’universel qui, dans Umusuna, s’inscrit par contraste dans la chair de l’histoire d’un peuple. Des ombres restèrent parfois sur des débris de murs, mémoires de corps pulvérisés en un grain de seconde par le feu nucléaire d’Hiroshma et de Nagasaki. Des fulgurances lumineuses restent dans le regard à la fin d’Umusuna. Car Ushio Amagatsu tient son propos jusqu’au bout, jusqu’aux saluts absolument chorégraphiés. Et quand, à force de rappels, revient avec insistance la même image de corps blancs tranchants sur la noirceur qui descend sur la scène, c’est l’image de la Transfiguration qui s’impose – corps qui rayonnent.
Mais déjà, au début d’Umusuna, alors qu’Ushio Amagatsu dansait seul, certains l’ont vu entouré d’un cercle lumineux –trace d’une mémoire immémorielle?
Cette critique a été rédigée à l’occasion de la présentation de Umusuna, Mémoires d’avant l’histoire de Ushio Amagatsu lors de la Biennale de la danse de Lyon 2012.