La dernière pièce d’Ikeda est cosmique et également, par endroits, assez comique. L’aspect grotesque du butô est, comme on sait, indissociable de la donnée tragique qu’il porte en lui depuis l’apparition de ce mouvement artistique au Japon, à la fin des années cinquante. Pour la chorégraphe, le concept d’Uchuu ne désigne pas simplement le cosmos, l’univers ou l’espace — au sens odysséen de ces termes. Elle précise ou, plutôt, élargit le sens du mot en indiquant l’objet de sa démarche : « Uchuu est le lieu où flottent les imaginaires. En écrivant ce cabaret, je veux explorer ces imaginaires et figurer le vertige des songes. Fussent-ils enfantins. »
Le butô du sud-ouest, cela existe. Nous l’avons rencontré il y a quelques années au festival Cadences d’Arcachon où s’était produite la Compagnie de Carlotta Ikeda, Ariadone, dans le cadre des spectacles « Danse sur le sable ». Il ne s’agit pas bien sûr de butô-cassoulet mais d’un butô bien plus raffiné, bourgeois, bohème et bordelais (bobobo), croisement assez singulier de culture nippone et d’us et coutumes de cette région où la chorégraphe a décidé de se fixer depuis nombre d’années maintenant. Les danseuses, qu’elles soient gasconnes, françaises ou tout simplement résidentes de France, ont, avec le temps, la force des choses, pas mal d’entraînement aussi, intégré une façon de bouger et de penser qui n’a à voir ni avec le ballet ni avec le « contemporain ». Vous savez bien, cette démarche de crabe, entravée, bancale, de guingois, ces corps désaxés, détraqués, valétudinaires, ces visages fardés de geishas fatiguées, pré-retraitées, ces tenues de mendiants endimanchés ou loqueteux, ces regards enfiévrés, ces grelottements de tous les membres, ces bouches bées…
D’une rencontre artistique entre Carlotta Ikeda et la trapéziste Mélissa Von Vepy sont nés un solo intitulé Croc puis l’idée du spectacle Uchuu-Cabaret. Tout n’est certes pas réussi dans cette pièce. Certains passages sont longuets ou laborieux, ce qui revient au même (cf. la séquence des danseuses sous la grande couverture de survie, qui fait penser aux vieilles routines de Pilobolus, à l’engloutissement de James Thierrée sous le chapiteau circassien dans Au revoir parapluie, à la « performance » La Feuille d’Emmanuelle Huynh). Mais le cabaret d’Ikeda abonde d’idées neuves, de trouvailles visuelles, d’illuminations plastiques, de gags et d’images poétiques. C’est qu’elle ne se contente pas d’interpréter façon butô (comme d’autres ont pu le faire soit à la manière « manouche », qui a contaminé la chanson de variété française, soit dans le style de la bossa nova qui avait autrefois dilué et emmiellé le jazz) ou d’avaler tout cru le music-hall de papa qui, malgré la fermeture des établissements de quartier, résiste tant bien que mal, par d’autres moyens — tourisme troisième âge, émissions de télévision de Sébastien, cirque Phénix, Crazy livré à Decouflé, etc.
On peut parler de tableaux à propos de la quinzaine de « numéros » qui défilent sous nos yeux, d’une part parce que le travail sur l’espace est pour la chorégraphe aussi important que celui sur les corps de ses très plastiques et sculpturales interprètes, d’autre part parce que le finale, dont nous laisserons la primeur au lecteur, rappelle un peu les tableaux les plus désenchantés de Toulouse-Lautrec. Ceux d’une fête qui foire.
Et, mine de rien, Ikeda renouvelle son domaine, qui est celui du butô. Elle laisse tomber, si l’on peut dire, la vieille formule d’une danse de rampants. Grâce à Mélissa Von Vépy, elle évite toute tentation classique ou néo-classique et parvient à intégrer la donnée aérienne, l’« élévation » si vous voulez. Ce, du début à la fin, des premières lueurs du soir — les lucioles des sylphes du Songe d’une nuit d’été — aux soleils rouge et vert qui irradient au-dessus du plancher carré de Silvia Monfort.
— Musique Kamal Hamadache : Alain Mahé
— Création lumière : Florent Blanchon
— Costumes : Régine Maruejouls
— Sculptures, costumes : Jean-François Buisson
— Masque : Joseph Lapostolle
— Interprètes : Carlotta Ikeda, Mathilde Lapostolle, Olia Lydaki, Emanuela Nelli, Valérie Pujol, Anna Ventura, Mélissa von Vepy
— Régie générale : Laurent Rieuf
— Régie lumière : Florent Blanchon
— Régie son : Alain Mahé ou Kamal Hamadache
— Régie plateau : Kevin Grin