Le désordre et les débordements emplissent Turba d’une confusion joyeuse et haute en couleur. Etrangement gaie, macabre et carnavalesque, la pièce se construit autour du poème De la nature des choses de l’auteur romain Lucrèce. Fidèle à Epicure, il déclare que la vie vécue sans « désir de ce qui n’est pas là » ou « mépris de ce qui est présent » permet d’ignorer la mort. Chaque individu se trouve responsable de son existence, libre d’avancer vers son achèvement en pleine conscience.
Conscience et mouvement, ces deux lignes traversent et structurent quarante ans de créations et d’engagements. Maguy Marin interroge sans relâche le déplacement en ce qu’il fait sens pour l’identité autant que pour les simulacres. Turba s’inscrit dans un processus de travail continu capable de produire des pièces très différentes et pourtant unies.
Dans un espace d’apparence aléatoire dans lequel l’ensemble des corps mis en mouvement est soumis à d’incessantes métamorphoses, Turba donne à ressentir les tensions qui consolident l’œuvre de la chorégraphe : l’unique, le semblable, la communauté ; l’organisation, la circulation, les ensembles, les ordres et les équilibres. Au-dessus de tout cela, le mouvement comme présence et conscience.
Au fond de la scène, quelques mouvements signalent la présence d’individus rendus presque invisibles par une accumulation d’objets, de tissus, d’arbres et autres formes indistinctes. Au premier plan, des filets d’eau permanents marquent tout à la fois la hauteur de scène et l’écoulement du temps. Entre les deux, trente tables noires s’alignent parfaitement. A la vue de ce dispositif, difficile de ne pas revenir à Umwelt, à ses miroirs–portes et à cette corde sensible frottant sur trois guitares, qui rendait palpable le passage entre la scène et la salle et faisait violemment vibrer les tympans de spectateurs ravis ou excédés.
Ensuite arrive la confusion sublime. D’abord infime, le désordre naît du déplacement d’un homme. Il s’avance en ligne droite entre les tables, s’accoutre de manière grotesque, singe le poète ancien et déclame en latin. Après lui, le mouvement continue. Un homme plus jeune puis deux femmes poupées à l’inquiétant jeu de mime modifient la perception de l’espace. Le presque noir se fait tandis que le plateau se défait. Des masses et des formes bouleversent les lignes, dévient les perspectives et faussent le regard. Manipulés eux aussi, les spectateurs s’extirpent d’un drôle de rêve. Des couleurs criardes au noir et ombres, la qualité de la mise en lumière de Judicaël Montrobert est remarquable.
Si le désordre grandissant et les accumulations déformant le plateau arrivent à tromper le regard, il ne faut pas succomber à l’illusion : la confusion est jouée. Le dispositif qui provoque le mouvement est parfaitement clair et répété. Discret, intelligent mais nécessaire à la force de la chorégraphie. Le hasard est conduit par un motif habile : un être en rencontre un autre, il lui transmet un objet ou l’enduit d’une substance et cette rencontre fait dévier leurs itinéraires. Un corps percute un corps et chacun cède à l’autre une partie de son énergie, laquelle résulte du mouvement, agitation ou trajectoire.
Jusqu’à la fin les illusions s’enchaînent, les miroirs, les femmes très maquillées, les tableaux de maître jouant à la vidéo, les voix de fausset.
Puis une dernière femme approche du bord de la scène pendant que le fond est débarrassé des décors et des costumes. Elle s’habille d’une combinaison rembourrée et d’une robe, passe une perruque et une couronne, ajoute une lourde armature de fleurs, un serpent peluche, un porc, une chouette. Alors que les danseurs jouent une mélodie paisible, elle semble se parer pour un éclat burlesque. Pourtant c’est pour la mort qu’elle se prépare : « l’heure est venue d’abandonner tout ça qui n’est plus de ton âge ! Allons, laisse la place à d’autres, maintenant, et serein : il le faut. »
— Conception et réalisation : Maguy Marin et Denis Mariotte
— Musique : Franz Schubert, Denis Mariotte
— Textes : extraits de Lucrèce, De rerum natura
— Lumières : Judicaël Montrobert
— Décor : Louise et Michel Gros
— Costumes et mannequins : Montserrat Casanova
— Son : Antoine Garry
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