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Tu vois ce que je veux dire ?

Sur mes yeux, un petit masque inspiré de ceux utilisés pour dormir mais plus agréable, avec un rebord empêchant le contact avec les paupières. Et pourtant, même là, les yeux se ferment, comme pour exagérer cette intimité avec soi-même. Et Mathilde, dont je tiens alternativement l’un ou l’autre coude, lieu privilégié de la relation corporelle, me guide à travers ce parcours étonnant à travers la ville.

Le plus surprenant est d’abord de reconnaître dans cet espace urbain traversé chaque jour les sensations de découvertes que j’ai connues à Tokyo, Mexico ou Istanbul : les bruits et les odeurs sont autant de messages positifs de la vie qui marque ces lieux — d’agresseurs potentiels dans la vie courante, ils deviennent accueil et ouverture. Des voix arrivent et s’éloignent, des contacts furtifs se font parfois, autorisés et sans excuses comme le voudraient les habitudes sociales (comment se fait-il qu’il soit devenu gênant de nous toucher les uns les autres ?) Je découvre que le sol est parsemé de reliefs et de textures diverses qui vivent soudain sous les pieds — impressions d’une ville en travaux perpétuels, en mutation constante. Et apparaissent des espaces sonores aux contrastes radicaux et soudains — silence d’une rue, brouhaha d’un embouteillage du vendredi soir traversé malgré tout, ambiance calfeutrée d’une montée d’immeuble, douceur d’un quai où soufflent les feuilles d’arbres en rondes d’automne… Dans un vaste parc paisible, des îlots de paroles naissent et s’éloignent, donnant l’impression d’une fragmentation complète des lieux par les sons.

En deux heures et demie, le parcours est rythmé par des rencontres qui sont autant d’oasis. Hormis celle avec ma guide, chacune est rendue intense parce que forcément brève. Paola m’installe sur son ballon de kiné pour une série de libres évolutions dans son petit salon qui accueille nos conversations en espagnol — Paola vient de Jaén. Un peu plus tard, à quelques marches de la rue, je suis accueilli par une dame et une jeune fille dont, très naturellement, je touche la tête et le visage pour un peu mieux faire connaissance. Elles me présentent une énigme en me mettant sous les doigts un étrange et large objet, aux formes d’abord absolument inidentifiables… Un flash après quelques palpations : c’est un piano à queue, devant lequel je m’installe dans un élan pour jouer dans le noir. L’élève m’interprète l’Hymne à la joie, et la professeure, qui enseigne aux personnes non-voyantes comme aux autres, me donne une petite phrase de Balzac écrite en braille et en cursives — je la découvrirai donc plus tard. Si tôt sorti ou presque, une nouvelle porte se pousse vers le silence vivant d’une église. Ce silence se prolonge dans un petit parc urbain à l’herbe douce aux pieds. Je m’assoies sur un bac et rencontre doucement le bras de Pierre, qui me guide quelque temps au rythme de sa canne blanche. « Tu vas voir comme ce lieu est beau ! » me dit-il, lui qui voit par ce qu’il touche, par ce qu’il entend, par ce qu’il goûte. Et oui, il me fait voir si bien que je découvre l’identité du lieu où nous nous trouvons, que je ne connaissais que pour l’avoir regardé quelques heures auparavant, en passant devant sur mon vélo… Il y a donc une série de connections entre nos différentes sensations, ce que m’avait déjà suggéré la découverte du piano.

Deux autres rencontres encore. Le contact avec le coude devient peu à peu, avec un nouveau partenaire, relation avec le bras, l’épaule, le dos, la tête  — et aussi le souffle, le sol, l’espace qui devient lieu de contractions et d’expansion, de sauts, de courses, de portés… Une danse au rythme du corps et de la respiration de l’autre, à moins que ce ne soit lui qui ne soit à mon écoute.

Claire écrit malgré ses yeux perdus à 23 ans. C’est elle qui recueille les premiers mots de ce voyage. Il y a comme un fil rouge à toutes ces rencontres, impressions d’une intense cohérence assez difficile à décrire, comme si elles avaient toutes été en résonance avec quelque chose de moi-même. Elles sont autant de perles de cette marche pèlerine. Et reste cette marche elle-même, paisible, chaleureuse, qui ressource et jamais ne fatigue — d’ailleurs, ne vient-elle pas tout juste de commencer ? Et a-t-elle vraiment fini de se transformer en danse ?

— Direction artistique et chorégraphie : Martin Chaput et Martial Chazallon
— Date de création : 2005. Recréation Biennale Lyon 2008

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