Nicolas Milhé
Tsvi-Tsvi
Le fait politique, qu’il soit actuel ou historique, offre peu d’accès à la contemplation. Pourtant, il est un espace organisé par l’image et l’étude iconographique, et en cela, il intéresse de nombreux artistes. Agile dans le renversement du point de vue, Nicolas Milhé aime à réactiver des savoirs historiques et les teinter d’anachronismes ou de contradictions, dans une partie de ping-pong qui se mise entre archives et actualisations. «Tsvi-Tsvi» est la première exposition personnelle de l’artiste à la galerie Mélanie Rio. Le titre, énigmatique, suggère la figure tutélaire de Rosa Luxemburg, emblème de la lutte pour un internationalisme prolétarien, visionnaire controversée, qui dans ses lettres adressées à ses amis et camarades, évoque le zinzinulement de la mésange charbonnière, «douce consolation» qui l’accompagne durant ses périodes d’incarcération, jusqu’à son assassinat par ses anciens camarades du parti social-démocrate (SPD).
Ses écrits épistoliers sont autant de réflexions sur les conditions de détention, l’enfermement et la solitude, qu’une ode à la vie. «Sur ma tombe, comme dans ma vie, il n’y aura pas de phrases grandiloquentes. Sur la pierre de mon tombeau, on ne lira que deux syllabes: «tsvi-tsvi». C’est le chant des mésanges charbonnières que j’imite si bien qu’elles accourent aussitôt. Et figurez-vous que dans ce «tsvi-tsvi» qui, jusque là , fusait clair et fin comme une aiguille d’acier, il y a depuis quelques jours un tout petit trille, une minuscule note de poitrine. Et savez-vous, Mademoiselle Jacob, ce que cela signifie? C’est le premier léger mouvement du printemps qui arrive. Malgré la neige, le froid et la solitude, nous croyons — les mésanges et moi — au printemps à venir! Et si, par impatience, je ne devais pas vivre ce printemps, n’oubliez pas que sur la pierre de ma tombe, on ne devra rien lire d’autre que «tsvi-tsvi».»
Éloigné d’intentions nostalgiques, Nicolas Milhé remet sur le tapis une époque charnière de l’histoire, en ouvrant la possibilité d’une lecture décentrée de cet héritage. Pour la première fois dans l’œuvre de l’artiste, Rosa Luxemburg apparaissait dans l’installation Spartacus 3. Alors qu’il présentait un ensemble monumental de maquettes de bâtiments censés représenter la vie d’un ouvrier lambda, de manière assez basique et brute, pour la galerie Mélanie Rio, l’artiste s’autorise un parti pris esthétique plus précieux et néanmoins armé de cynisme.
Rosa Luxemburg est bien l’œuvre centrale de l’exposition, mais qu’on ne s’y trompe pas, le sujet ici est conceptuel — il ne s’agit pas de rendre hommage à sa carrière, sa rigueur doctrinale, ou sa beauté féminine. L’artiste développe un principe de réactivation anachronique d’un personnage historique. Employant un vocabulaire minimaliste et sobre, Nicolas Milhé interroge le statut de l’image. Et, par un détour pictural, puise dans les oubliettes de l’histoire des motifs de drapeaux dont les symboles graphiques et colorés portent une charge éminemment idéologique, dont la plasticité simple et l’intérêt visuel évoquent une peinture géométrique brutaliste.
L’anachronisme et la circulation rétro futuriste entre tous les symboles convoqués ici sont un moyen d’actualiser des icônes, les inscrire dans le réel et revisiter la fonction mémorielle et culturelle de l’histoire. L’exercice a quelque chose de vain et d’absurde; il restitue à des problématiques atemporelles — les jeux de domination — leur violente répétition.
«Tsvi-Tsvi» est un doux chant révolutionnaire qui souffle l’idée que l’amour et la mort sont indissolublement liés, que la nature contribue sensiblement à l’approche humaniste de toutes les luttes, mais que la ritournelle emprunte ses accents au slogan punk, «No Future».