Le projet Trésors Submergés de l’Ancienne Egypte de Francisco Tropa constitue une archéologie fantasmée, rassemblant un ensemble de pièces qu’on croirait rapportés d’une fouille (cartes, plans, sculptures, coffres à bijoux, outils, vaisselle, outils etc.) mais qui se révèlent être les témoins d’un monde qui n’a jamais été. Malgré un titre qui parodie les expositions scientifiques, la sous-rubrique du projet présentée au Mrac, le Ministère des affaires étrangères joue d’une ambiguïté entre un récit officiel et une fiction détournée, opérant un glissement de l’étranger à l’étrange. Le contact avec ces objets est en effet troublant à plus d’un titre: aussi fascinants qu’une relique, un sarcophage ou un buste de Pharaon, ils exercent ce même effet de mystère, échappant à l’effort d’explicitation. L’œuvre de Francisco Tropa fait ainsi dialoguer les pôles culturel et esthétique de l’activité artistique: comme autant de fétiches qui permettent de questionner comment se forme un patrimoine commun, ces «trésors» factices représentent tout aussi bien des formes simples sculptées, appréciables pour leurs seules qualités plastiques.
Francisco Tropa met en relation des archétypes artistiques de différentes époques, éléments d’une histoire falsifiée des représentations collectives. Les sérigraphies TSEA 1, II, III, IV, V et VI se présentent ainsi comme les plans d’une chambre secrète enfouie sous les eaux, accessible par un puits, destination imaginaire d’une expédition dont on est invité à contempler les trésors rapportés. Elles installent un vocabulaire graphique minimaliste, proche du mouvement néo-géo et des peintures de Peter Halley. La simplicité de la composition, les aplats et la vivacité des couleurs tendent à rendre artificielle cette cartographie et du même coup à appuyer le caractère imaginaire des fouilles qui y auraient eu lieu.
Au milieu, l’installation Quad, du nom des «Pièces pour la télévision» de Beckett garde les traces d’une performance réalisée en amont de l’exposition. Elle se présente comme une estrade noire sur laquelle sont posés quatre socles, de la même couleur. Des empreintes dessinées au sable signalent des cubes absents, en référence à la chorégraphie muette pour quatre danseurs exécutée autour d’un carré invisible dans l’œuvre de Beckett. Francisco Tropa rappelle la sculpture au sable qui en constitue une des matières premières et originelles, plaçant symboliquement la performance dans une arène (arena: sable en latin), métaphore d’un spectacle public qui est aussi un combat. La fouille archéologique prend d’emblée la forme d’une enquête autoréférentielle, d’un art qui s’interroge sur sa condition, son origine et sa vocation.
A la vue de ces premiers travaux, l’œuvre de Francisco Tropa paraît moins porter sur l’histoire d’une civilisation —ici l’Egypte antique annoncée— que sur la façon dont un récit collectif se constitue en agglomérant des référents culturels. Francisco Tropa jongle ainsi avec les univers et les époques: aux références modernistes et minimalistes se superposent la littérature absurde de Beckett et bientôt la poésie de Dante.
Au fond de la première salle, derrière un mur, la première partie d’un diptyque qui ouvre sur le reste de l’exposition se réfère à la Divine Comédie. Intitulé Inferno et Purgatorio, il consiste en une double projection qui passe par une lame d’agate avant de traverser deux contenants en verre soufflé, en sorte que l’image semble se diffracter et se confondre avec ses réflexions. Dispositif classique sur la différence entre l’objet et son ombre, le réel et son double, le vrai et le fictif, ces deux espaces dessinent également deux autres puits, deux autres chambres secrètes à explorer. L’image de grotte projetée autorise une double référence à la caverne de Platon, le lieu de l’ignorance et de l’opinion selon le philosophe, comme à Carl Jung, qui en fait une métaphore de l’inconscient, travaillant le mythe dans sa triple dimension historique, philosophique et psychanalytique.
La seconde salle réunit deux œuvres. La première, inspirée du texte de Cicéron Le Rêve de Scipion, consiste en deux demi-sphères et un cube d’acier suspendus au centre de l’espace. De couleurs jaune, rouge et bleu, les sculptures font clairement penser à un mobile de Calder, en même temps qu’elles reconstituent un système solaire erroné, ancré dans une représentation archaïque du monde. La vision de la terre plate —qui a valu des mésopotamiens jusqu’au Moyen-âge— inspire ici la forme d’une planète cubique, organisant le glissement du registre de la cosmogonie antique à celui du formalisme de l’art moderne. Les effets d’optique provoqués par la bichromie d’une sphère (une face rouge, l’autre jaune) ou la fausse perspective du cube (en réalité dessiné à plat) installent un jeu perceptif qui finit par dominer le discours sur leurs possibles significations.
Autour du système solaire, sur des étagères, socles ou des présentoirs, douze ensembles d’objets sculptés, disparates et mystérieux, en bois, bronze et marbre. Extraits de la série des «Antipodes», ils reposent sur le principe d’une complémentarité entre deux pôles, incarnation d’une conception dialectique de l’ordre du monde, chacun constituant un tout organisé et clos sur lui-même. Certains se présentent comme des casse-têtes et s’emboitent (un cylindre dans son tube, deux cônes dans un sablier, une demi-sphère dans ce qui pourrait être son moule…), d’autres prennent la forme de petits coffres ouverts ou fermés, quand les derniers sont enfermés dans des boîtes en plexiglass colorées. Les unes sont mises en rapports avec des objets naturalistes (un crâne, une orange), tandis que d’autres s’inspirent davantage de mécanismes (une roue sur un rail) ou d’instruments de mesure (l’héliomètre). Le jeu de contraste qui s’opère entre les matières, les couleurs, les formes et les associations d’idées finit de dérouter la perception et accentue le sentiment d’incompréhension que suscitent ces œuvres: sommes-nous face à des sculptures purement formalistes ou doit-on leur assigner un sens ? Jouant de leur caractère à la fois magique et pseudo-scientifique, ces reliques antipodiques suscitent une réaction ambiguë, entre contemplation purement gratuite et recherche d’une valeur historique ou métaphysique.
Le dernier espace n’est pas moins désorientant. La pièce qui l’introduit, L’Influence américaine, relève d’une esthétique rétrofuturiste particulièrement séduisante. Dans une boîte en plexiglass suspendue, un écran de télévision vintage démontée, aux circuits apparents, diffuse un film ethnographique des années 1960. Il présente un chef amérindien en pleine démonstration de ses talents d’ébéniste, fabriquant une boîte en bois tout aussi rudimentaire dans sa forme globale que sophistiqué dans le savoir-faire technique qu’il requiert. La proximité entre cette production artisanale et les formes sobres de la sculpture minimaliste fait encore se croiser les chronologies, si bien que la boîte apparaît comme atemporelle et inclassable. D’une façon plus générale, Francisco Tropa aime donner à ses productions une certaine «inactualité» —le fait d’être en dehors du temps historique pour Nietzsche, dont Agamben a fait la marque de l’esprit contemporain— de façon à s’émanciper d’un ordre chronologique et de l’objectivité du récit historique.
Tout au fond, dernière le second volet du diptyque Inferno/Purgatorio, la pièce Scripta réunit au centre d’une estrade un ensemble de pierre et de morceaux en bois disposés au hasard, reproduits en bronze et placés à l’identique dans un carré tracé à côté des premiers. La mise en perspective des objets de la nature et de leurs copies pose à l’évidence la question de l’imitation, revenant aux sources du geste artistique : si le titre fait bien référence à une écriture qui fixe, il rappelle également le rôle du hasard dans la constitution d’une image esthétique (scripta désignant étymologiquement à la fois la marque et le dé). Les objets moulés exercent une attraction certaine, mettant en évidence la force de séduction de l’artifice, et invitent à prendre la mesure de l’écart, à la fois minime et considérable, qui distingue l’objet de sa représentation.
Autour, une série de douze sérigraphies, mi-figuratives, mi abstraites, représente une empreinte de main qui évolue un trou, celui du puits qui mène à la chambre submergée. Créée par superpositions de douze couleurs, puis passée en négatif, cette image perd à chaque sérigraphie une couleur en sorte que l’ensemble se présente comme un dégradé qui souligne à la fois le caractère évolutif de l’œuvre de Francisco Tropa tout en confondant son geste avec celui d’un archéologue, qui effeuille les couches sédimentaires comme on défait la narration historique.
A la fin du parcours, on voit plus clairement se dessiner une totalité, la topologie d’un lieu imaginé et de ses narrations associées: en haut les astres, à la périphérie les antipodes et l’homme au centre. Au-delà d’une plasticité séduisante et d’un ton résolument ludique, la dimension déroutante de l’œuvre très singulière de Francisco Tropa est à double tranchant et impose un choix d’adhésion: jouer le jeu et entrer de pleins pieds dans cet univers fantastique, ou résister à sa singularité et en rester à l’appréciation esthétique. Dans les deux cas toutefois, l’œuvre archéologie de Tropa arrive bien à développer le lieu et la trame d’une généalogie alternative dans laquelle aucun repère ne semble possible, démontrant toute l’étendue d’une fantasmagorie personnelle qui cherche à atteindre la puissance du récit cosmogonique.
Oeuvres
— Francisco Tropa, TSAE I, II, III, IV, V, VI, 2013. Sérigraphies sur papier, 77 x 112 cm.
— Francisco Tropa, Quad, 2008. Granit, sable, surface noire.
— Francisco Tropa, Inferno et Purgatorio, 2013. Projection de lumière, lames d’agate, verre soufflé.
— Francisco Tropa, Le Songe de Scipion, 2015. Acier, peinture à l’huile, moteurs.
— Francisco Tropa, Antipodes, 2015. Matériaux mixtes, dimensions variables.
— Francisco Tropa, L’influence américaine, 2015. Boîte en plexiglas, téléviseur, film.
— Francisco Tropa, Scripta, 2012. Pierre, bois, tissu, boîte, bronze, dimensions variables.
— Francisco Tropa, Puits, 2014. Sérigraphies sur papier, 112 x 77 cm chaque (ensemble de douze).