Faut-il y voir un signe ? L’exposition d’Orlan à la galerie Michel Rein s’ouvre sur une petite photographie datée de 1965, dans laquelle l’artiste se montre nue arborant un masque sur la figure.
Non pas le signe d’un retour à des travaux de jeunesse, mais le signe d’une évidente mise à l’épreuve de ses travaux les plus récents. En attendant une prochaine rétrospective au Centre national de la Photographie début 2004.
L’exposition s’intitule « Tricéphale », comme trois volets, trois combinaisons d’un même projet.
D’abord les œuvres récentes. De grands tirages de photographie numérique présentant des visages mutants, mi-femme mi-démon, caractérisés par leur double identité. Africains d’un côté, européens de l’autre. Moitié noirs, moitié blancs. Les figures sont approximatives, leurs traits se liquéfient, glissent d’une tonalité à une autre troublés par cette double appartenance.
Le mode bicéphale s’efface devant le tricéphale, devant la photographie la plus isolée du groupe où le masque Ogori du Nigeria met en scène trois visages de femmes « euro-françaises », encore une fois trois déclinaisons d’un visage marqué, sapé pourrait-on dire, à la surface.
La deuxième salle est consacrée à la dernière vidéo de l’artiste, Bien que… Oui mais !…, titre tout aussi énigmatique qu’engageant. Le film porte cette ambiguïté. Servie par une bande sonore lancinante et métallique réalisée par Frédéric Sanchez, Orlan calque la fabrication de son propre visage sur des séquences festives où la féerie des feux de Bengale se confond sans mal avec l’étincelle industrielle.
De la fusion des métaux naît un nouvel « hybride » manufacturé. De l’artifice naît l’étrange beauté du surnaturel.
Le troisième et dernier chapitre du « Tricéphale » place ses photographies de jeunesse (photographies noir et blanc vintages, 1964-1966) dans le contexte d’une confrontation avec les pièces des années 2000. Elles proviennent pour la plupart de la série des « Corps-sculpture avec masque », dans laquelle l’artiste se photographie sans montrer son visage, soit en le dissimulant derrière un masque, soit en le cachant derrière une posture particulière. Les petites dimensions du tirage de ces pièces et l’accumulation par la série permettent de focaliser finalement l’attention sur le sujet. Ou plutôt sur l’épuisement du sujet, devenu modèle en quête éperdue d’identité et de vérité.
Les doutes que soulèvent Orlan dans les années 1960 restent les mêmes quarante ans plus tard : comment représenter le corps humain à l’ère de sa mutation irréversible, comment accompagner son hybridation et en faire le cadre d’une nouvelle esthétique ?
Les visages et les sans-visages. Les témoins d’une histoire des civilisations et les exclus de l’identité. Ces oppositions manifestes que formule l’exposition sont aussi le moteur de l’entreprise d’Orlan.
Concentrée depuis les années 1960 sur une « re-modélisation » du corps, du sien en particulier, Orlan a défini à travers ce qu’elle appelle « l’art charnel » un nouveau type de rapport entre le corps et son identité sociale.
Passée à l’image numérique dans les années 1990 après avoir longtemps joué de l’artifice sur son propre corps, l’artiste tire le fil qui relie l’art de ses racines culturelles, voire cultuelles. L’être humain devient chez elle le livre ouvert de l’histoire des traditions artistiques, folkloriques et sexuelles. Jusqu’à la caricature d’ailleurs, comme le montre les photographies de cette exposition.
Les visages torturés des photographies récentes qui portent tantôt les traits ahuris des grotesques tantôt les traits étonnement vibrants de l’expression humaine renvoient au déni de caractère des visages des photographies anciennes. Quand, dans les travaux des années 1960, le corps prenait toute son ampleur esthétique, rejoignant les préoccupations historiques du peintre pour son modèle, il se réduit dans les années 2000 au simple visage.
Le corps et le visage sont, pour Orlan, les lieux heureux ou malheureux de l’art, ils sont aussi ce que les civilisations et les sociétés veulent bien en faire.
Mais Orlan a toutefois l’ambition de rompre avec cette tentation universelle en proposant d’autres schémas pour d’autres pratiques. L’exposition chez Michel Rein témoigne de ce puissant désir : ces transformations génétiques qui croisent l’Afrique et l’Europe, cette « self-hybridation » telle que l’artiste la définit résonne comme une prophétie inquiétante. « Tricéphale » affiche l’indécision, mieux la contradiction qui régit aujourd’hui nos vœux pour un monde autant « mondialisé » que replié sur lui-même.
Orlan
— Visage de femme ivoirienne et visage de femme euro-stéphanoise, 2003. Photo numérique, tirage papier photographique couleur. 125 cm x 156 cm.
— Masque Janus Ekoi Nigeria et visages de femmes euro-foreziennes, 2003. Photo numérique, tirage papier photographique couleur. 125 cm x 156 cm.
— Masque Mbangu, moitié noir, moitié blanc et visage de femme euro-stéphanoise avec bigoudis, 2003. Photo numérique, tirage papier photographique couleur. 125 cm x 156 cm.
— Heaume de Tanzanie et visage de femme stéphano-européenne, 2003. Photo numérique, tirage papier photographique couleur. 125 cm x 156 cm.
— Masque Ogoni tricéphale du Nigéria et visages mutants de femmes euro-françaises, 2003. Photo numérique noir et blanc, tirage papier photographique. 125 x 156 cm.
— Bien que… Oui mais ! …, 2003. DVD en boucle, 10’. Bande sonore originale de Frédéric Sanchez.
— Corps-sculpture au carré avec masque, 1965. Tirage photographique noir et blanc. 7,5 cm x 10,5 cm ; 81 cm x 76 cm encadré.
— Corps-sculpture en perspective sur socle n°8, 1965. Tirage photographique noir et blanc. 10 cm x 7 cm ; 81 cm x 76 cm encadré.
— Corps-sculpture n°3 dit Shiva ou tentacules de bras multiples, 1964. Tirage photographique noir et blanc. 9 cm x 10 cm ; 81 cm x 76 cm encadré.
— Corps-sculpture avec cul sans visage, 1965. Tirage photographique noir et blanc. 9 cm x 7,5 cm ; 81 cm x 76 cm encadré.
— Cachez ces visages que vous ne voulez voir, 1965. Tirage photographique noir et blanc. 10,5 cm x 7,5 cm ; 81 cm x 76 cm encadré.
— Orlan masquée se moque du monde, 1966. Tirage photographique noir et blanc. 14 cm x 9 cm ; 81 cm x 76 cm encadré.
— Tentative pour sortir du cadre avec masque, pieds très à l’avant avec forte perspective, 1965. Tirage photographique noir et blanc. 6,5 cm x 10,5 cm ; 81 cm x 76 cm encadré.
— Corps-sculpture dansant au sol avec masque, 1966. Tirage photographique noir et blanc. 7,5 cm x 10,5 cm ; 81 cm x 76 cm encadré.
— Prise de judo avec masque, 1965. Tirage photographique noir et blanc. 8 cm x 5 cm ; 81 cm x 76 cm encadré.