ART | EXPO

Traverser le miroir

05 Sep - 03 Oct 2015
Vernissage le 05 Sep 2015

Dans ses dernières toiles, Youcef Korichi met la chair à nu, se détachant sur un fond dense, épais, dans une pureté radicale du contexte. Tout accident anecdotique est chassé, et s’impose l’impassibilité qui vient du vide. Le peintre se fait métaphysicien pour abandonner les simulacres et chercher le lieu propre de l’âme, nu, sans pathos.

Youcef Korichi
Traverser le miroir

Les figures s’isolent, regardent de plus en plus vers l’intérieur, regard qui creuse, crée l’espace de la peinture. Les figures se détournent, offrant d’abord un pur profil, et bientôt un trois quart profil dérobé, yeux fixes, résolument tournés vers le centre, dedans. La ligne de fuite de leur regard forme un angle obtus avec la ligne du nôtre, nous laissant contempler du dehors un état autarcique, une situation de concentration et de confrontation extrêmes dans une spatialité close sur elle-même: l’enclos de la monade sans «fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir», comme le décrit Leibniz.

Les espaces créés par la peinture de Youcef Korichi sont sans porte ou fenêtre. Le vide s’est fait à l’intérieur. Tout accident anecdotique est chassé, et s’impose l’impassibilité qui vient du vide. La peinture a sculpté des espaces intérieurs, opaques, qui se creusent par le centre, par le dedans, par le dessous. Espaces clos protégeant bien leurs propriétés par des toiles cirées à la présence imposante ou à la présence météorique, à la couleur spécifique, qui s’impose selon l’espace créé par le fond épais et impénétrable, bleu azur, blanc laiteux, toiles cirées aux surfaces réfléchissantes: la lumière est renvoyée, qui ne traversera pas la chose.

La chose reste intacte, inviolée, boutonnée, son contenu n’est pas révélé, demeure là, épais et opaque, substantiel. Le contenu ne peut pas apparaître sous peine de devenir apparences, reflets appauvris, très éloignés de la vérité des choses. On ne peut voir ce que les choses sont en elles-mêmes. Mais si l’on ne peut voir l’en-soi, peut-être peut-on le saisir. C’est la motivation propre de la peinture, ce qu’elle est seule à réussir, son privilège.

Cette intention paradoxale de la peinture, se détourner des images et de la représentation, pour donner accès aux choses mêmes, est celle qui anime Youcef Korichi. Il se fait géomètre pour augmenter, creuser, spatialiser la peinture. Il se fait métaphysicien pour abandonner les simulacres et chercher le lieu propre de l’âme, nu, sans pathos. Sas de passage.

Regarder la peinture de Youcef Korichi, c’est traverser le miroir. Plonger dans l’enclos de la pensée brute, sans l’autoréflexion narcissique de la conscience, et ses illusions. Sentir l’immanence en tension de l’esprit en prise avec son effort propre. C’est une force centrifuge qui élargit la perception des tableaux dans un hors champ dynamique, en extension. Envergure de la force humaine. Ça prend prise, ça tire, ça tient debout. Équilibre qui naît de la tension et de la prise. Détermination de la volonté humaine sous la conscience velléitaire. Le plan d’existence s’élargit en conséquence, en conséquence de la tension qui se joue avec l’altérité, l’appétit et la détermination qu’elle engendre. Une altérité qui offre de la résistance et qui s’accumule en plis. Ne pas se laisser tirer au point de perdre l’équilibre, ne pas se laisser ensevelir par les plis du temps. Demeurer dans l’espace. Occuper de l’espace. Vivre spatialisé. Sentir le principe ascendant et centrifuge qui crée l’espace et chasse le temps.

Dès lors, la chair humaine est pour le peintre le champ de bataille, le lieu d’un travail transgressif, quelque chose dont la connaissance et le traitement sont risqués, mais qui constituent précisément l’enjeu d’un tel humanisme brut. Youcef Korichi met ici la chair à nu, se détachant sur un fond dense, épais, affrontée à une quasi absence d’atmosphère — pureté radicale du contexte.

Composée par touches et frottements, la chair contraste avec les autres matières aux inerties différentes, lisses, inertes, lourdes — steak sur du bleu. La chair est effervescente. Chimie à vif et en suspens. Le visage expose ses tissus; ils sont perçus dans leur fragilité fondamentale, voués à l’inéluctable décomposition, chair putréfiable, violacée mais ici conservée dans l’air raréfié, tendue inexorablement, les yeux secs ouverts sur l’effort. Pas froid aux yeux.

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