ART | CRITIQUE

Traversées

PHélène Sirven
@12 Jan 2008

Traversée par les énergies visibles et cachées qui électrifient nombre d’œuvres depuis les années 90, l’exposition Traversées est ouverte aux tensions du XXIe siècle. Comment interroger le monde, les œuvres, les attitudes, les échanges possibles, au sein du musée, à partir du musée, après le musée?

« Une exposition peut en cacher une autre » : la préface des commissaires indique d’emblée les énergies visibles et cachées qui « électrifient » nombre d’œuvres depuis les années 90. On pourrait aussi penser que cette exposition relève d’un projet plus large qui inscrirait Traversées dans une série d’investigations théoriques fondées sur la pratique artistique de l’hétérogène comme le parti pris le plus incisif (le plus réaliste) pour réagir aux tensions du XXIe siècle. Pour interagir aussi avec notre temps. Au sein du musée, à partir du musée, après le musée comment interroger le monde, les œuvres, les attitudes, les échanges possibles ?

Les interpénétrations des divers domaines de la création artistique (photographie, cinéma, musique, peinture, installations, performances, écriture, etc.) favorisent des jeux plus ou moins immédiatement perceptibles d’une œuvre à l’autre, qu’il s’agisse de leurs structures, de leurs apparences ou de leur situation dans des contextes variables.

A la fin du XXe siècle, le développement et la diffusion des œuvres ont reconstruit et accéléré les liens entre matérialité du corps et virtualité des nouvelles images. Ces manifestations iconiques produites par la digestion de la modernité et des révolutions technologiques irriguent avec vigueur les espaces multipliés de l’art actuel.

Les paysages, les lieux les plus hybrides des pratiques artistiques d’aujourd’hui, veulent réagir librement à la fragmentation rapide des formes et des situations en l’utilisant : dans la société post-industrielle, le morcellement semble aller de pair avec la haute surveillance, mais l’impossibilité de tout englober ne peut que révéler et valoriser la fragmentation, comme un retour du réel dans le projet gigantesque d’une impossible maîtrise du monde. Il est donc proposé ici de croiser arts et sciences, économie, politique, etc., pour mettre en exergue des engagements nécessaires, des terrains de recherche, des fonctionnements. On déplace, on perturbe les modèle dans le souci d’ouvrir un champ de recherche vivant et imprévu, ancré cependant dans la réalité économique du XXIe siècle. Il est préférable d’explorer le système économique plutôt que d’en être aveuglé (et c’est un euphémisme).

L’exposition est difficilement descriptible parce qu’elle est comme un livre de réseaux alternatifs, formé de microcosmes, de prothèses ironiques, de pièces qui s’emboîtent presque à l’infini. Elle est colorée, dessinée par ces réseaux d’écrans télé, d’images, d’objets, par les circulations et les rencontres d’un lieu à l’autre des salles de l’ARC.

La question récurrente de l’identité ne cesse d’apparaître dans les identités en mouvement. En ce sens, on peut remarquer que les œuvres actuelles débordent de plus en plus largement les frontières des disciplines artistiques. Elles tentent de répondre à la nécessité de redéfinir la place du social dans l’individu et réciproquement. Sampling, mixages et limites continuellement activées engagent de nouvelles connexions entre art, vie, histoire et politique, en utilisant les stratégies variées. A l’intérieur et à l’extérieur des laboratoires les plus instables, de la rue à l’ordinateur, à la galerie, au bureau, s’élaborent des réseaux ouverts de connaissance et d’expérience — résolument rhizomiques plutôt qu’arborescents — tournés vers une extension, sans colonialisme, de la pensée.

Le catalogue non paginé est en lui-même une œuvre, à plusieurs niveaux, en correspondances, en couleurs et en interférences qui autorisent des lectures croisées, jamais linéaires. Dessin, écriture, vidéo, photographie, installations, édition, son, musique, débats, interventions, interactivité, participent sans nostalgie de ce projet « urgent » coordonné au monde: décider des trajectoires à suivre, à essayer — ainsi que le précise François Deck dans un texte — avec ou sans bifurcations. Ainsi, l’artiste « consultant » devient un négociateur, un contre-pouvoir. Ce qui est entrepris artistiquement dépasse de loin les figures économiques pour tenter peut-être (encore) une forme d’utopie (qui, dans son étymologie même, signifierait ici l’ailleurs, un non-lieu, ce qui se débarrasse de toute fixité). Pratiquer un nomadisme artistique, à la fois conceptuel et matérialisé par des objets de la représentation (des images), constitue la condition indispensable à toute trajectoire .

Traversées inscrit avec fluidité sa trace mobile au sein d’un quadrillage international à géométrie variable et affirme sa résistance à tout conditionnement arbitraire de la pensée. Un ensemble de voies est proposé ici : le recyclage instantané et artistique bouscule l’ordre violent des choses, dans un brouillage délibéré des pistes (Alain Declercq s’y emploie), et pour échapper à tout formalisme, la pratique du fragment s’impose naturellement. Par exemple, Mircea Cantor montre une vidéo composée d’images exotiques (Nulle part ailleurs, 2000) et invite Samon Takahashi, DJ, à faire une performance sonore sur cette vidéo pendant une heure. Dans le catalogue, juxtaposé à un entretien de Cantor avec Aurélie Voltz, on peut lire un texte technique. L’un des paragraphes commence par  » Transformez vos vinyles en fichiers MP3 avec 200 F « .

Parmi les axes on retiendra « l’extradisciplinaire » de Brian Holmes, explosion définitive des disciplines traditionnelles et des codes (« De quelles disciplines l’art dit ‘contemporain’ serait-il porteur ? Et pourquoi se rencontrer dans le musée? »). Aussi, les artistes (de Boris Achour à Olivier Zabat) et leurs invités (appartenant à toutes disciplines) retravaillent l’architecture de projets et l’archéologie du savoir. Car Foucault et Deleuze semblent bien fonder le principe de cette exposition.

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