Paume ouverte, une main d’un rose artificiel surgit du noir. De cadre en cadre, comme dans une succession de photogrammes, elle se tourne, les doigts se tordent, s’exténuent dans des contorsions qui évoquent souffrance ou folie.
Dans la salle suivante, sur un même fond de nuit, un profil blanc aux yeux clos tombe, six fois, plus une. Six fois, plus une, la même chute recommencée, suspendue, et chaque fois différente, dans les tremblements du bougé, et les déformations des chairs.
Cette main et ce visage appartiennent à un même personnage, identifiable par son costume, suffisamment désuet et intemporel pour être à la fois singulier et passe-partout: chemise blanche, cravate et complet sombre. Costume de scène.
Ce personnage, qui emprunte l’apparence physique de l’artiste, est l’unique protagoniste de Ligne du temps. Dans un cadre fixe, l’enfilade d’un couloir: il y fait irruption, disparaît, réapparaît, entre et ressort des pièces que ce couloir distribue, il erre comme à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un. Des photos en banc-titre, incrustées dans l’action, semblent fournir des indices: un livre sur un parquet poussiéreux, du verre brisé, un plafond lézardé, des vitres cassées derrière lesquelles se profile son visage. Mais cette quête paraît rapidement factice, plus mimée que réelle, l’homme ne s’attarde pas, il finit par trouver le livre, le referme à peine ouvert, le laisse choir, et repart dans une course vaine. L’énigme reste entière malgré l’ébauche d’un mouvement de caméra, qui la rend tout à coup vivante (ou spectrale ?).
Un court texte de l’artiste, en préambule de l’exposition, offre une piste au spectateur: “Retour sur un lieu abandonné où quelqu’un cherche peut-être un souvenir ou un spectre d’un temps lui aussi voué à l’abandon”, est-il annoncé. Les prémices des deux séries photographiques y sont dévoilées en quelques mots: la première évoque la main d’un ami emporté par la maladie, la seconde, le moment de la chute dans le sommeil. Celle-ci est extraite d’une série plus vaste, Nox, présentée lors de la biennale de Venise de 1999: ce mot latin peut tout aussi bien signifier le cœur de la nuit, l’obscurité, qu’une situation sombre et troublée. Nous voilà avertit: se situant au-delà de l’auto-représentation ou de l’introspection narcissique, Jorge Molder fait de son corps, de son visage, et des images photographiques et vidéographiques, des matériaux au service d’une réflexion, sur l’être au monde et sur le temps. Sans qu’il s’agisse pour autant de sa représentation, mais bien plutôt d’une incarnation. L’image est le corps d’une pensée qui n’en a pas, mais aussi son lieu et son outil: une pensée occupée par l’inquiétude, la crainte de l’obscurité, de l’échec, irrémédiable comme la mort, autant de métaphores du difficile processus de création.
Mais rien de désespérant cependant, un écart, de l’ordre de la pantomime, désamorce discrètement tout effet tragique.
Jorge Molder
— En première main, 2000. Seize photos d’une série de 40. Tirages couleur. 50 x 50cm, sous marie-louise.
— Nox, 1999. Sept photos d’une série de 36. Tirages noir et blanc. 80 x 80cm, sous marie-louise.
— Ligne du temps, 2000. Vidéo noir et blanc. 5mn.