Invité à pénétrer dans le studio alors même que les danseurs sont en place, le spectateur appréhende d’emblée le travail de Carey Jeffries dans sa dimension expérimentale : il s’agit d’une résidence, d’un processus de création dévoilé plutôt que d’un spectacle.
Des images de l’exposition Abysses (actuellement au jardin des Plantes) sont projetées sur le mur du fond, tandis que les danseurs s’abandonnent à un massage préparatoire. Et bientôt, ce ne sont plus les mains, mais les corps entiers qui cherchent la rencontre de l’autre ; par binômes, les interprètes s’engagent dans une improvisation de « danse contact » où l’enveloppe charnelle de l’un devient pour l’autre une surface à partir de laquelle déployer un mouvement. Tandis que se multiplient les zones de contacts, de nouvelles possibilités s’offrent aux danseurs et leurs prises de risques se font de plus en plus fréquentes, jusqu’au point où cet abandon de soi s’apparente à de l’inconscience. Alors – juste à temps ? –, les interprètes se séparent, mus par des spasmes, à la façon d’une danse butô, puis se redressent pour quitter la scène par une marche désincarnée.
De la pénombre jusqu’à la pleine lumière, le parcours dessiné par Carey Jeffries tente ainsi l’accomplissement d’un vieux rêve, énoncé il y a plus d’un siècle par Paul Valéry : rapprocher le corps dansant de celui de la méduse, c’est-à -dire le présenter selon une organisation toute autre, informelle, où les enveloppes délimitant le sujet ne sauraient l’enfermer en une figure, mais permettraient mouvements et déplacements. Et l’usage de la technique du butô parachève cette métamorphose puisqu’elle permet à l’interprète de rompre avec son habituelle présence au monde : il ne s’agit plus pour le danseur de posséder un corps mais de s’incorporer, au même titre que l’animal ou le végétal.
Dans un tout autre registre, Véronique Albert interroge la notion de délimitation du corps, mais à partir d’une féerie toute en économie de moyens et de mouvements. En multipliant les ombres et les reflets, ainsi qu’en fractionnant son propre corps, la chorégraphe atteint une forme d’ubiquité. Paradoxalement, c’est en objectivant son corps qu’elle parvient à le rendre immatériel et à en abolir les limites physiques.
Le spectateur, plongé dans l’obscurité, se trouve obligé de distinguer les choses au lieu de simplement les voir ; confronté à de multiples mirages, apparitions, il lui faut nécessairement se demander à partir de quel point de vue il regarde. Ainsi, la chorégraphe interroge les limites de la perception en même temps que celles du corps, le transformant en un écran capable de filtrer, réfléchir ou masquer la lumière. Les mouvements qu’elle utilise sont très simples, bien loin de l’investissement physique proposé par Carey Jeffries, mais ils sollicitent davantage le regard du spectateur: c’est à lui d’effectuer les mouvements, c’est à son oeil de se fatiguer dans une succession de mises au point. Il s’agirait d’une « danse des regards » telle que l’imagine le cinéaste Stanley Brakhage, émancipée du corps humain et de ses limites.
Le regard, justement, glisse trop souvent sur les mouvements improvisés par le groupe de Carey Jeffries pour ne pas s’accrocher parfois à des détails, ces promesses d’histoire que constituent un tatouage, des cheveux blancs … Car explorer les limites du corps, c’est aussi questionner le sujet et son identité. En l’effaçant totalement dans la collectivité ou dans l’ombre, celle-ci nous apparaît peut-être plus existante.