On produit, on pense, on échange, on regarde sans cesse plus vite, et l’on crée de plus en plus vite aussi. Au tempo du monde. La vitesse est devenue l’une des conditions du faire et du voir. La quantité aussi: on expose de plus en plus, dans de plus en plus de lieux, de plus en plus loin, des œuvres de plus en plus chères et nombreuses. La vitesse, la profusion et l’excès ne sont plus seulement d’ordre technique, économique et social, mais aussi d’ordre esthétique.
Mais en créant plus vite, on crée autre chose: car l’accélération des œuvres exige leur allégement — dans leurs formes (minimales), dans leur durée (éphémères avec les performances), dans leur matière (photographies), dans leur mode de diffusion (réseaux numériques). Allégées sans pour autant être dépourvues de matériau, aussi ténu soit-il.
Au cours des dernières décennies, et tout au long du XXe siècle, bien avant l’apparition de l’«Art conceptuel», un matériau d’un nouveau genre s’est en effet affirmé dans les œuvres. Sans avoir perdu de leur matérialité de choses, les œuvres sont devenues de plus en plus processuelles et discursives. Leur choséité s’est appariée à des discours, des projets, des problématiques, des interrogations, des concepts, avec pour tâche de les concrétiser, les actualiser, les accomplir.
Depuis lors, l’œuvre-chose matérielle, tangible, tactile, sensible est toujours plus qu’elle-même. Elle dispose d’une autre face, virtuelle celle-là , constituée d’un ensemble de discours, de réflexions, voire de protocoles de production et de diffusion. La chose n’est plus le tout de l’œuvre qui n’est plus enfermée dans le périmètre de sa seule visibilité. L’œuvre contemporaine se veut autre chose qu’une simple chose: l’actualisation d’un sens préalable — esthétique, humain, social, écologique, politique, etc. — énoncé sur le mode d’un projet par des mots, des concepts, du langage.
Aujourd’hui de plus en plus, la matière sensible de l’œuvre s’articule donc à la matière verbale d’un sens préalable, et l’accomplit. Aussi longtemps que les œuvres ont été réalisées dans un corps à corps avec la matière, et qu’elles ont suscité des approches intensément sensibles, le sens a pour le spectateur émané des sensations éprouvées au contact des œuvres et dans la durée de leur contemplation.
Or, une inversion majeure pourrait bien s’être produite qui tendrait au contraire à soumettre les œuvres à la logique du sens. Comme si, un siècle après l’invention des readymade de Marcel Duchamp, le logos s’était notablement imposé au sensible. Ou intimement et continûment combiné à lui.
La partie sensible étant fortement arrimée à une partie verbale, et en quelque sorte programmée par elle, le visible ne constitue plus guère que la moitié de l’œuvre: son être-chose, mais non sa raison d’être.
Ce renversement des rapports entre le sens et la sensation, le discursif et le visible, les mots et la choséité de l’œuvre, bouleverse totalement la place et la posture du spectateur, et confère aux «curateurs» des responsabilités nouvelles dont manifestement tous n’ont pas pris la mesure.
Les rapports entre sens et sensations étant inversés, les mécanismes de la réception s’en trouvent chamboulés. Les sensations peuvent être délibérément négligées, ou même refusées chez des artistes comme Marcel Duchamp ou de nombreux «conceptuels». Mais les œuvres discursives et processuelles, qui sont (heureusement) souvent très fortement sensibles aussi, ont cette particularité d’être creusées par l’évidence d’une raison (le projet) efficiente, mais qui reste difficilement ou nullement accessible dans le temps du contact avec l’œuvre, voire après.
Le spectateur se trouve ainsi dans l’inconfort de percevoir des effets esthétiques assez cohérents pour sembler suivre une logique souvent trop complexe ou idiosyncrasique pour être intuitivement reconstituée.
La tâche du spectateur consiste alors à remonter le fil de la chose visible à son projet; elle est d’esquisser le socle verbal de l’œuvre à partir de ses données matérielles et esthétiques. La réception consiste donc à décrypter entre les matériaux, les formes, les agencements visibles ce que «l’artiste a pu vouloir dire»; et, dans les cas favorables, à apprécier combien une œuvre plastique peut élargir et donner corps et vie à des mots et des concepts — comment l’art peut penser.
Mais force est de reconnaître que la tâche du spectateur est devenue de plus en plus ardue. Voire impossible souvent, tellement les œuvres sont recouvertes par des avalanches de discours, de mots et de concepts. Ceux des artistes qui élaborent leurs projets puis les mettent en œuvres, ceux de tous les acteurs du champ et du marché de l’art, ceux des multiples commentateurs et critiques, mais surtout ceux des désormais fameux «curateurs indépendants», dont certains confondent indépendance avec la liberté de dire et de faire n’importe quoi.
Si certains artistes ont pu affirmer jusqu’à tard dans le siècle dernier qu’ils n’avaient «rien à dire» de plus que leurs œuvres qui, selon eux, «parlaient d’elles-mêmes»; si d’autres artistes, ceux des avant-gardes, ont au contraire associé leurs œuvres à une masse parfois compact de discours, ils l’ont fait dans le cadre collectif de groupes, de débats (souvent) polémiques.
Aujourd’hui en revanche, les discours se sont multipliés à proportion de l’accroissement des acteurs de l’art, et diversifiés avec l’éclatement des mouvements et des groupes, avec l’individualisation des artistes, et avec la singularisation des œuvres. Les œuvres ne sont plus rassemblées autour de quelques grandes problématiques, distinctes ou concurrentes, mais largement partagées et connues.
Dans le maquis de plus en plus inextricable de l’art contemporain, encore accru par la mondialisation galopante, les «curateurs» d’expositions sont investis d’une lourde responsabilité. Conformément à l’étymologie du terme «curateur», désignant «celui qui a charge de, qui prend soin de», ils devraient servir d’intercesseurs entre les œuvres et le public, accompagner les spectateurs dans l’approche et surtout l’intelligence des œuvres et de l’art, notamment en tissant avec eux les liens distendus dans chaque œuvre entre ses formes, ses «contenus sédimentés» (Theodor Adorno), et le projet qui lui sert désormais de socle discursif.
Malheureusement les exemples sont nombreux de mauvais «soins» infligés aux spectateurs de l’art par des «curateurs» incapables de les prendre en «charge» et d’assumer un rôle d’intercesseur. Il faudra bien dresser un inventaire des formes de cette sorte d’idiotie curatoriale qui sévit dans l’art contemporain, dont un exemple édifiant est actuellement observable à la Triennale du Palais de Tokyo.
André Rouillé.
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