C’est parce qu’on aime tout particulièrement Alain Buffard, sa façon de ramener les marges au centre de la scène, son art subtil du décalage et de l’excentricité, sa sensibilité plastique, que la pièce Tout va bien! ne parvient pas à nous convaincre ― et ce malgré l’incroyable énergie qu’elle insuffle au public, souvent médusé. Comme lui, on s’enivre de ce pamphlet anti militariste et anti dictatorial mis en acte. On rit, on s’indigne et on s’émeut tout à la fois des marches au pas, des rituels sado masochistes, des violences verbales proférées et des racismes démasqués. On est bluffé par cette séquence sans corps, où la scène se recouvre progressivement de blouses blanches, projetées des coulisses, dans un ballet aérien aux relents de cimetière. On se félicite, encore, de la dimension visuelle, des costumes aux lumières, et du choix des interprètes… mais toujours sur le fil entre plaisir et méfiance devant cette orchestration parfaite, tirée au cordeau, qui paraît lisse même dans ses aspérités.
Pourtant, depuis le solo Good Boy, créé en 1998, jusqu’à l’installation vidéo Eat, présentée en 2009 à la Ménagerie de verre, en passant par Dispositif 3.1 et (Not) a Love Song, Alain Buffard avait réussi à construire une véritable œuvre de résistance: à la norme, à la facilité, au spectaculaire. Et cela, sans perdre en force de jubilation ni en créativité ; sans céder aux dérives conceptuelles, comme certains autres chorégraphes de sa génération. Une œuvre politique, prolifique, euphorique, joyeusement sombre, comme il y en a peu aujourd’hui dans la danse contemporaine.
Si Tout va bien! appartient au même registre — son sujet est là pour en témoigner — la pièce, produite pour le festival Montpellier danse 2010, semble avoir fait quelques concessions à la radicalité de son créateur. Si elle dénonce l’autoritarisme sous toutes des formes, de l’éducation à la danse classique, les discriminations sexuelles et ethniques, la guerre, la violence et la société en quête perpétuelle d’efficience et de productivité, dans un habile mélange de burlesque et de comédie musicale, de culture populaire — le film Full Metal Jacket est l’une des influences de la pièce — et savante (Sade ou Pasolini), son ironie manque de mordant. Son propos finit même par se caricaturer lui-même à force de bons sentiments, et surtout nous donne l’impression de flirter dangereusement avec ce qu’il a toujours dénoncé : l’Entertainment, cette tentation du divertissement au sens large…
Ainsi, la nouvelle création d’Alain Buffard, sorte de synthèse édulcorée de toutes ses obsessions, transforme le chorégraphe en bon élève alors qu’on le préférait cancre. Certes, on y retrouve avec plaisir un peu des univers déjantés de Robyn Orlin et de Jan Fabre. Ou encore, celui du Parades and Changes d’Hanna Halprin dans la version d’Anne Collod — Alain Buffard était l’un des interprètes invités — avec cette accumulation de vêtements, cette débauche de couleur. Mais on regrette, en dépit de tout, l’absence des dissonances, dérapages et autres sorties de route si caractéristiques du chorégraphe ; ces fausses notes qui le rendaient si juste.
— Chorégraphie et mise en scène: Alain Buffard
— Assistante: Fanny de Chaillé
— Fabrication et interprétation: Lorenzo de Angelis, Raphaëlle Delaunay, Armelle Dousset, Jean-Claude Nelson, Olivier Normand, Tamar Shelef, Betty Tchomanga, Lise Vermot
— Lumières: Yves Godin
— Costumes: Misa Ishibashi
— Régie générale: Christophe Poux