Quatre hommes sur scène se partagent les rôles, mais le chorégraphe se distingue lui-même du groupe en choisissant dès les premiers instants, tandis que la salle se remplie, d’annoncer le programme et la forme du spectacle à venir.
Balancés immédiatement dans une proposition qui se présente comme déceptive — on nous prévient que «tout se pète la gueule» et que surtout «rien ne se relève» —, c’est déjà toute une idée de la virilité triomphante qui en prend un coup.
Sur le pourtour de la scène, les interprètes ont d’abord installé le contenu d’une «boîte de 12», douze bouteilles de bières qui constituent le premier enjeu comme le prétexte à réunir des corps masculins sur le plateau, et qui encadrent la chanson éponyme interprétée par Frédérick Gravel, Tout se pète la gueule, chérie, refrain folk qui accompagnera donc les derniers retardataires avant que le spectacle ne commence.
Il s’ouvrira sur une «Anthropologie numéro un», réponse illustrée de cette question centrale qui n’appelle que des réponses légères: pourquoi faire de l’art? Pour trouver un partenaire sexuel…
C’est le chorégraphe qui s’y colle, dans une démonstration de danse à la fois précise, travaillée et terriblement civile. Il nous rappelle ainsi que la danse a longtemps servi et servira longtemps à vérifier l’aptitude au coït — citons à titre d’exemple tout récent ce film modélisant les attentes des femmes à l’égard de la danse masculine.
Pouces encadrant discrètement le sexe et venant rappeler où cela se joue, que toute la variété ornementale déployée, les différents rythmes, les différentes localisations du mouvement, ne viennent qu’étayer, traduire la richesse d’un désir.
Puis, vient le défilé des cow-boys en slips, bottes santiags, casquettes, lunettes de soleil et bouteilles de bière à la main, comme un antidote à toutes les élections de miss. Paroxysme de la culture beauf, cette panoplie dévoile pourtant les corps, leur rend aussi grâce, à travers une esthétique un peu trash qui souligne ici et là les particularités anatomiques. Ils dansent avec leur accessoire phallique, cette bouteille de bière qui quand on la percute, la secoue ou l’anime d’un mouvement giratoire, expulse une mousse blanche, débordement immédiatement dérisoire. Le jeu des clichés se succède, évoque l’ivresse pathétique comme la fierté mal placée.
On nettoie le plateau.
Là encore ils s’y collent, armés d’un balai mop, nous rappelant que les hommes aussi effectuent le ménage, qu’il s’agit même d’un emploi précaire, tandis que Manuel Roque reprend le numéro de pole dance créé à l’origine pour Dave St Pierre.
Inversion des rôles, érotisme et ambiguïté de ce corps nu coiffé d’une perruque outrancièrement blonde. Nulle vulgarité mais la pleine démonstration d’une maîtrise des codes comme des techniques de l’exercice.
Entre temps on nous aura présenté chacun des interprètes, relevant au passage que la presse ne fait que peu de cas des danseurs: souhaitons que cela change, que le nom de Manuel Roque évoque désormais toute sa puissante précision, une forme de délicatesse dans la résistance.
Arrive ensuite la danse de groupe, qui semble naître d’un mouvement de monstration, rotation du genou pour exposer au regard la chaussure de sport et qui se répercute en roulement des muscles, épaules et bras en dedans, poings serrés dans une posture évoquant celles des grands singes, une danse de gorilles.
C’est alors que la fluidité légère, ondulante, de l’«anthropologie numéro deux» donne tout son relief à l’écriture contrastée du chorégraphe.
On passe d’un registre à un autre, cela semble décousu, mais dépeint de façon impressionniste, par touches successives, la complexité de l’identité masculine, son étiolement aussi.
Après une scène gênante d’humiliation d’un individu par deux autres, Nicolas Cantin, la victime, exprimera finalement toute la rage, l’impuissance, la colère que de tels gestes inspirent, en même temps que toute la violence du costume cravate qu’il a revêtu, dans un cri muet mais parfaitement audible.
Le spectacle s’achève ainsi en chanson, avec celui qu’on a présenté en «bête de scène», le chanteur Yann Perreau, qu’accompagne à la guitare Frédérick Gravel lui-même: retranché derrière l’instrument, à l’abri de cet accessoire qui n’en est pas un et qui semble nous rappeler qu’ici gît aussi une beauté sans pareil.