De par sa double formation d’artiste-peintre aux Beaux-Arts de Venise et d’historienne de l’art à la Sorbonne de Paris, Giulia Andreani interroge le statut de l’iconographie officielle, des images de propagande politique du XXe siècle, ou des photographies voulant faire office de preuves irrécusables, de documents objectifs attestant du cours de l’Histoire. Son œuvre picturale explore donc la mémoire européenne du XXème siècle, ses horreurs et ses convulsions liées aux dictatures, au fascisme, au nazisme, aux Guerres mondiales, ou même à la Guerre Froide.
Mais en réalité, le travail de Giulia Andreani débute par une lente et patiente collecte d’images, piochant dans des fonds d’archives, chinant des photographies d’amateurs, ou puisant même dans ses propres albums de famille, pour constituer une sorte d’atlas ou de banque d’images qui lui servira de modèle ou de source d’inspiration pour ses peintures.
Ainsi, sa démarche pourrait nous renvoyer vers les Atlas d’Aby Warburg ou du peintre Gerhard Richter. Sauf qu’au-delà d’une simple accumulation et classification d’images, le travail de Giulia Andreani cherche à donner un sens nouveau aux images qu’elle reproduit et réinterprète sur toile ou sur papier, à l’acrylique ou à l’aquarelle. Par là , son geste semble se rapprocher de certains artistes affiliés à la Figuration narrative, tel Erró qui récupère et répertorie un nombre incalculable d’images issues de la société de consommation et ce, afin d’en dénoncer les usages et de critiquer les valeurs et les idéologies qu’elles véhiculent. Mais si Giulia Andreani ne se réfère pas directement à Erró et à ses acolytes, on peut aisément leur trouver une source d’inspiration commune: les collages des Dadaïstes détournant l’iconographie officielle et les images en vogue, à l’instar de l’artiste Hannah Höch dont la figure fait office de véritable fil rouge dans l’exposition.
Car Giulia Andreani ne se contente pas de simplement reproduire ou imiter une iconographie préexistante. Elle remet en scène, réinterprète et réactualise les situations, les décors et les protagonistes apparaissant sur les clichés. D’ailleurs, on remarque qu’elle les repeint en suivant invariablement la même gamme chromatique: le gris de Payne qui rappelle les daguerréotypes d’antan, ou les vieilles photographies noir et blanc ou sépia que le temps altère, délave ou efface peu à peu.
La Gifle, que l’on découvre dans la vitrine de la galerie, joue en effet sur un double registre. S’agit-il d’une jeune femme qui claque un homme, comme le titre semble l’indiquer? Se trouve-t-on dans une situation cocasse, ou même grotesque, tant la gestuelle des personnages est appuyée ici? Ou ces deux images proviennent-elles de contextes totalement différents, et interfèrent-elles finalement sur la toile, produisant alors un sens inédit dont aucune n’était porteuse prise séparément?
A gauche, la peintre représente une lanceuse de disque participant à une compétition sportive sur le territoire palestinien, prise en photo par Liselotte Grschebina en 1937. Son geste initial, s’apparentant à une discipline sportive, est détourné en un geste trivial, une simple baffe. A droite, on retrouve Erwin Hubert, discobole allemand immortalisé par Leni Riefensthal, auteure très controversée du film de propagande nazi, Le Triomphe de la Volonté (1934), ou d’un documentaire vantant encore la soi-disant suprématie aryenne lors des Jeux de Berlin de 1936 (Les Dieux du stade).
Deux sportifs issus d’une même époque, mais de culture et d’idéologie totalement antagonistes, cohabitent sur le même plan et se télescopent. Ainsi, cette composition semblerait presque comporter un trait d’humour grinçant, comme si elle illustrait une forme de vengeance ou de pied de nez à l’Histoire: la femme juive moleste l’homme aryen, renversant ainsi les rapports de force homme/femme, juif/allemand, alors en vogue à cette époque-là .
Dès lors, Giulia Andreani interroge le statut de l’image et le lien qui l’unit à son contexte, à sa légende – données qui lui prêtent d’ailleurs toute sa signification. Une image nous dit-elle la même chose selon qu’elle est affiliée à son contexte d’origine, ou qu’elle s’en trouve arrachée et replacée dans une configuration différente? Lui prêtera-t-on la même valeur si elle se trouve accompagnée de sa légende, ou si elle est présentée sans la médiation d’un texte, d’un mot, d’une expression? Tel semble être l’enjeu du titre de l’exposition «Tout geste est renversement». Car le geste de Giulia Andreani, en reproduisant en peinture des photographies issues d’un passé et d’un contexte historique particulier, les refaçonne et les réinterprète donc, les transforme.
L’exposition rejoue des fragments d’histoire et brosse également le portrait de quelques figures féministes chères à Giulia Andreani. On découvre Rosa Luxembourg, héroïne de la révolution allemande assassinée à Berlin en 1919, la première femme maire en France dont la tenue d’infirmière, le masque à gaz et les médailles rappellent la Première Guerre mondiale, et surtout l’omniprésente Hannah Höch, artiste dada spécialiste de photomontage, de découpage et de collage d’images, également réputée pour ses créations vestimentaires. Toutes trois apparaissent d’ailleurs comme des sortes de modèles pour l’artiste, notamment dans leur souci de défendre des valeurs féministes ou de prêter un nouveau statut social à la femme. Mais Giulia Andreani ne s’attache pas uniquement à réinvestir la grande Histoire. Elle ancre également sa pratique dans la «petite histoire».
Le Cours de Dessin s’inspire par exemple d’une photographie du grand-père de l’artiste, lorsque celui-ci étudiait la peinture aux beaux-arts dans l’Italie fasciste des années 1930. Giulia Andreani souligne alors la position ambiguë de la jeune peintre que l’on retrouve au centre de la toile, peignant encore Hannah Höch. Elle évolue dans un espace clos. Le côté gauche est gardé par le grand-père de l’artiste, qui porte un étrange masque. Un homme énigmatique, aux bras croisés, reste planté à l’arrière-plan comme s’il supervisait ou surveillait la scène. La jeune peintre est surtout dirigée, manipulée (voire tripotée?) par un troisième homme qui se tient derrière elle, une main sur son épaule, l’autre sur le châssis de la toile. Il l’encercle, l’emprisonne, l’étreint presque. Sentiment d’oppression? Manque de liberté accordée aux femmes? Voici certainement ce qu’évoque cette mise en scène. Car les femmes n’ont alors pas le droit de s’exprimer, de créer, de fréquenter les ateliers, surtout lorsqu’on y trouve des représentations de nu comme c’est le cas dans le fond de la toile. La liberté, que symbolise encore une fenêtre lumineuse grande ouverte à l’arrière-plan, semble obstruée par les tabous, les préjugés et le sexisme de la société italienne et du fascisme.
L’exposition est également dominée par une grande toile horizontale, Rempart, fonctionnant comme un patchwork ou un travelling de cinéma le long duquel se déroulent différentes scènes. Sa composition est très élaborée. Un mur de brique ferme le côté gauche de la toile, tandis qu’un arbre et ses branchages servent à encadrer le reste de l’image. Une structure pyramidale apparaît au centre du tableau. Hannah Höch, dans sa longue tunique blanche, porte une poupée sur les épaules, dont la robe lui couvre la tête comme un chapeau. Une femme brune de profil, tête basse, inspirée d’une capture d’un film d’Hitchcock, tient une arme à feu à la main. Toutes deux sont dominées par une jeune fille suspendue à une branche d’arbre, se débattant dans le vide, les pieds floutés. Le paysage à l’arrière-plan esquisse une ligne d’horizon coupant la toile en deux parties égales.
Si Rempart comporte exclusivement des figures féminines, chacune d’elles, et chaque détail de la toile, ont été déclinés dans des études sur papier exécutées à l’aquarelle. Le gris de Payne se fait alors moins dense qu’avec l’acrylique et se délave, prêtant un aspect évanescent à chaque être, comme si l’on avait affaire à des résurgences fantomatiques du passé, à des spectres fantasmatiques. Les corps deviennent souvent fluides, humides, composés de taches ou de coulures, se situant entre présence et absence, apparition et disparition, et prêtant un statut pour le moins ambigu à leur être même, à leur consistance ontologique.
D’autres personnages mythiques apparaissent d’ailleurs chez Giulia Andreani: Salomé et Médusa, figures puissantes, ambivalentes, tentatrices, inspiratrices des artistes. Si certains personnages chez Giulia Andreani portent des masques comme dans la Commedia dell’Arte, le visage de Médusa s’efface, s’élude comme une tache, se dilue, et la tête de Salomé se trouve carrément décapitée, comme un contrepoint aux récits mythologiques qui lui sont rattachés. Est-ce à dire que tout souvenir est voué à se dissiper dans nos mémoires? Que l’oubli et la perte du passé nous guettent, avec le risque inhérent de répéter les erreurs et les horreurs du passé, dont on n’aura su tirer la leçon?
A moins que les infirmières veillent, nous pansent et nous aident à guérir de nos blessures, elles qui, témoins des crimes de l’Histoire, apparaissent comme un leitmotiv dans l’œuvre de Giulia Andreani. Deux voies restent alors ouvertes pour le sort de l’humanité: la liberté, la grâce et la légèreté des mésanges, rappelant également la résidence de Giulia Andreani à la Meisenthal où furent confectionnées ses dernières toiles, ou l’avion de chasse touché au combat, qui s’écrase, suivant en cela la courbe déclinante d’une ombre portée, comme signe d’un mauvais présage.
Å’uvres
— Giulia Andreani, La Gifle, 2014. Aquarelle sur papier. 125 x 195 cm.
— Giulia Andreani, Le Cours de Dessin, 2015. Acrylique sur toile. 200 x 150 cm
— Giulia Andreani, Le Rempart, 2015. Acrylique sur toile. 190 x 409 cm
— Giulia Andreani, Medusa, 2014. Aquarelle sur papier. 125 x 85 cm
— Giulia Andreani, Salomé, 2014. Aquarelle sur papier. 26 x 18 cm