Empruntant son titre à ce propos de Claude Levi-Strauss selon lequel «Nous sommes tous des cannibales. Le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger» (La Republica, 10 oct. 1993), l’exposition, qui prend comme thème fédérateur l’anthropophagie et ses différents enjeux, rassemble des œuvres contemporaines comme des œuvres du passé — celles de Lucas Cranach ou bien de Goya —, des objets d’art premier ou encore des photographies anciennes et des documents.
On assiste à un hymne au corps, au corps célébré, au corps démantelé, au corps et à la chair fantasmés, violentés, érotisés, au corps et à la chair avalés. «Tu me tues, tu me fais du bien. J’ai le temps. Je t’en prie. Dévore-moi», disait de sa belle voix Emmanuelle Riva à son amant japonais dans le film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour, écrit par Marguerite Duras.
Ici, ce n’est pas seulement la dimension métaphorique et pulsionnelle de l’amour qui se manifeste à travers les œuvres, mais toutes les formes de dévoration de l’autre, toutes les formes allant du désir de l’autre à la violence simulée, du rite sacré au sacrifice, de la violence et de l’horreur jusqu’à l’imaginaire issu de l’enfance à travers les contes et les légendes.
Dès ses premiers pas dans l’exposition, sans y prendre garde, le visiteur marche sur un revêtement à l’image de chair, une marqueterie de salami, de rosette et de chorizo réalisée par Wim Delvoye (Marble Floor). L’incorporation de la chair de l’autre, animal ou homme, inaugure la visite. Presque en vis-à -vis, une photographie de Pieter Hugo, de 2008, montre une scène de vampirisme sanguinolente et dialogue avec une gravure de Lucas Cranach l’ancien de 1512 où un loup-garou dévore un enfant parmi des corps dépecés.
Plus loin, c’est une gravure de Gustave Doré de 1873 qui montre des pèlerins mangés en salade, tandis qu’en face s’étend une galerie de portraits photographiques des tueurs de la famille Burns à Fidji et des mises en scène de guerriers fidjiens ou de néo-calédoniens faites par Walter et Edouard Dufty en 1872.
Ainsi, dès les premiers pas, le ton est donné. Les pièces présentées traversent la chronologie — Chronos n’avait-il pas lui-même dévoré ses enfants? —, la géographie, les cultures et les croyances pour questionner, par leur confrontation, l’image de l’autre, du barbare, de l’étranger, comme celle aussi de l’homme civilisé, pour questionner les labyrinthes de la psyché humaine.
Les sections se succèdent en chapitres cohérents, sous des intitulés comme: «Chair espace», «Le corps éclaté», «Du rite sacré et profane», «Francisco Goya et ses héritiers» ou encore, «La bipolarité des contes». Des œuvres dialoguent et loin de se phagocyter, elles mettent en évidence leur fond anthropologique, la permanence de leur questionnement, en lien avec les pièces d’art premier, que cela soit dans leur morphologie ou bien à travers les imaginaires qu’elles développent.
Entre la robe en chair de Jana Sternback (Vanitas: robe de chair pour albinos anorexique, 1987), constituée de tranches de viande cousues pour créer une parure inversée du corps, à fleur de chair sur la peau et le mur de faïence éclaté d’Adriana Varejâo laissant surgir des viscères (Azulejaria branca em carne viva, 2002) se référant à la chair martyrisée des indigènes du Brésil; entre l’autofiction créée par Gilles Barbier où, dans une mise en scène photographique, six de ses clones se dépècent dans une scène de torture pour être mangés (Polyfocus III, 2001) et le monde délicat mais non moins inquiétant des dessins de Mchaël Borremans (Boxing Heads, 2000); entre la terrible photographie de Joel-Peter Witkin (Feast of Fools, 1990) montrant une nature morte à la façon hollandaise où les fruits sont mêlés à des membres de cadavre et les objets kitsch de Philippe Mayaux construisant des pièces montées avec fragments de corps qui manifestent leur artifice (Série Savoureux d’elle, 2006), ce sont non seulement des thématiques communes que les œuvres traversent, mais elles engendrent en même temps des questions éthiques, esthétiques tout en se présentant, comme le disait en son temps Panofsky, comme symptômes culturels.
Témoins actifs et catalyseurs des angoisses individuelles et collectives, en ces temps de clonage, de greffes, de mutations tous azimuts, les œuvres montrent aussi leur lien avec l’art du passé ainsi que la permanence des questions qu’elles développent. C’est en cela qu’une place importante est laissée à Goya et ses héritiers. Les gravures tirées de la série Les Caprices (1799), qui montrent des fictions cauchemardesques tout en incarnant une vive critique de la société espagnole, alors sous l’influence de l’Inquisition, sont exposées aux côtés des œuvres de Jake et Dinos Chapman, qui superposent leurs propres fantasmes aux gravures du maître espagnol, en un étonnant dialogue.
Ils ne sont pas les seuls à citer Goya, puisque Saturne dévorant ses enfants sert de référence iconographique pour deux œuvres: la photographie de Yasumasa Morimura où l’artiste se met en scène sous les traits de Saturne (Exchange of Devouring, 2004) et une œuvre de Vick Muniz qui reconstitue le tableau avec des déchets et objets de rebut, avant d’en prendre une photographie. Menée en collaboration avec des jeunes des favelas des environs de Rio, l’œuvre montre en même temps la «monstrueuse accumulation des déchets produits par l’humanité, qui dévore l’espace vital de notre planète», selon les termes de l’artiste.
Parmi les nombreuses œuvres et les registres traversés, quel plaisir de croiser l’œuvre iconoclaste et sacrilège de Michel Journiac, Messe pour un corps de 1969, reprise et filmée en février 1975, où l’artiste célèbre une messe dans la galerie Daniel Templon, distribuant au public, en guise d’hostie, des tranches de boudin préparé avec son propre sang. «Il partagea le pain disant: ceci est mon corps. Il partagea le vin disant: ceci et mon sang. En mon corps, en mon sang est l’alliance de Dieu et des hommes» (Marc, 14, 22). C’est la métaphore anthropophagique du dogme chrétien que questionne l’œuvre de Michel Journiac — comme le font d’autres œuvres de l’exposition — en même temps qu’elle joue avec la force transgressive de l’art.
Non loin de l’œuvre paroxystique du Body Art, c’est l’allaitement comme premier schème de l’anthropophagie qui fait se côtoyer une œuvre de Cindy Sherman, grimée en madone du Moyen Âge, avec une très belle Vierge à l’enfant, de l’atelier de Jos Van Cleve (début du XVIe siècle) ou encore avec une photographie de Bettina Rheims Miraculous Milk (1997) où, du sein d’une femme apparentée à la Vierge, du sang s’écoule à la place du lait.
Plus loin encore, dans une vidéo de Patty Chang, Melons, autant terrifiante que drôle — une fois qu’on a compris le subterfuge —, l’artiste mange littéralement son sein à la petite cuiller, un sein qui est en fait un melon en guise de prothèse mammaire.
Les dernières pièces de l’exposition donnent une note d’humour, comme Le Solitaire de Théo Mercier, sorti tout droit des livres pour enfants, sorte de monstre monumental à l’image du célèbre Barbapapa, tout en spaghettis, potentiellement comestible, qui croise le regard du visiteur de son regard mélancolique.
Si l’anthropophagie est le thème qui agrège ces nombreuses œuvres, qui les agrège dans leur diversité, leur éclectisme formel et les registres qu’elles empruntent, s’il est vrai que l’exposition démontre brillamment la permanence et l’actualité de sa thématique, il demeure que ce qui constitue le centre de gravité de «Tous cannibales» est le corps, le corps dans tous ses états, le corps de l’autre, entre incarnation et incorporation, ce corps dont Michel Journiac pouvait dire: «Il n’y a pas d’échappatoire au corps; on peut discuter à l’infini des idéologies, le corps est un absolu que le désir ou la mort révèle».
Entre désir et mort, entre Eros et Thanatos, la pulsion veille, vit et irrigue l’art, sa chair. «De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort» écrivait Georges Bataille. Nous pourrions ajouter, de l’érotisme comme de l’art.
— Gilles Barbier, Emmental Head, 2003
— Patty Chang, Melons (At a Loss), 1998. Image tirée de la vidéo. 3’40’’. Coll. A. de Galbert
— Joel Peter Witkin, Feast of fools, 1990. Tirage n.b. Coll. A. de Galbert
— Wangechi Mutu, The Partician New, 2004. Technique mixte sur mylar
— Oda Jaune, Sans titre, 2008. Huile sur toile. 270 x 500 cm