Noire, photo noire, forcément noire. Les pièces exposées à la galerie Alain Le Gaillard sombrent dans cette pénombre qui ne ressemble à nulle autre. Les scènes sont englouties par ce qui semble devenir le sujet. Cette recherche formelle semble faire fi des personnages et des scènes croquées. Le fond noir, le drapé noir dégagent une esthétique éprise d’éthique, capable de rendre compte d’une humanité se dévoilant au compte goutte.
A la manière d’un Soulages en peinture, les tirages sont baignés d’une lumière économe, précise mais indispensable à la révélation des saynètes. La couleur charbon est un matériau taillé, travaillé patiemment par Touhami Ennadre.
Noir, noir, noir. Du noir partout. Tout est enveloppé par ce manteau de nuit qui protège et couvre tout ce qu’il touche. Dès qu’un objet est touché, pointé par l’index de l’objectif, aussitôt il s’échappe dans le tunnel ténébreux qu’avance le photographe.
Ce dernier est un franc-tireur qui n’hésite pas à se porter où se trouve l’actualité. Il se poste au carrefour du monde pour mieux tracer les frontières qui le délimitent. Danseur de corde, il est un funambule équilibriste qui s’intéresse aux moeurs, aux rites, au sexe et à tout ce qui est en marge habituellement, mais qu’il place au centre de sa palette chromatique. En recentrant les sujets généralement exclus de la représentation, il en profite pour les effacer, les faire disparaître dans l’encre de chine. Avec sa boîte noire, il se promène dans les clubs gay, les backrooms transexuels, pour s’intéresser à l’humanité qui existe en chacun de nous.
Le noir permet d’explorer les interstices de la vie. Au lieu de les effleurer, le photographe s’y plonge pleinement. Les frontières sont surlignées mais aussitôt camouflées. A l’image il ne reste qu’un trou béant de lumière car l’essentiel est préservé, placé hors de portée du regard.
Les identités sexuelles, sociales, les cérémonies mystiques se croisent sur les cimaises de la galerie. Leur point commun est d’explorer ce qui est marginal, ce qui reste à la périphérie des masses.
Le photographe s’approche au plus près des gens, allant jusqu’à les toucher du doigt. Photo-reporter il se campe dans un night club et déclenche son flash à bout portant. Tout le monde est aveuglé par cette intrusion, par cette incongruité. Le couple homo qu’il a tiré de son slow le prend mal, et notre homme est empoigné par les fêtards. Pendant plusieurs secondes ses pieds ne touchent plus le sol. Obligé de parlementer, il explique sa démarche et répond aux amoureux qu’ils sont beaux tout simplement, et que c’est justement ça qu’il recherche. Les danseurs le laisse repartir, rassurés par ses intentions. Alain Le Gaillard aime bien raconter cette histoire qui lui permet d’insister sur les motivations profondes de l’artiste.
Ce dernier ne se cache pas quand il prend une photo. Ce n’est qu’au tirage de l’image qu’il prend soin de masquer les détails qui ne l’intéressent pas. Sa façon d’opérer en public est similaire à sa façon de tirer les épreuves. Dans les deux cas il est au coeur de l’action et à côté d’elle en même temps. Il est dans l’œil du cyclone, à l’épicentre du phénomène, mais aussi protégé par lui.
Pendant le tirage il fait abstraction de tout, sa concentration opère comme une mise au point, sa précision fabrique une abstraction. La photographie se formalise, se densifie pour s’écarter de l’anecdote. Elle évite de se confondre avec du reportage, du documentaire.
Le noir est proche, le noir est lointain. La main qui prend la photo est la main qui tire. Pour éviter tout glissement, toute chute, le franc-tireur sable sa photographie de cendre, il la saupoudre de grains noirs. L’immédiateté de l’instant capturé est gommé, remisé. De ce qui a existé, plus grand chose ne subsiste après le travail au laboratoire. Les corps des Homeless sont recroquevillés sur eux-mêmes, ceux des danseurs se lovent, tandis que s’effondrent les corps extatiques fatigués d’avoir priés le dieu Vaudou.
Le noir est proche, le noir est lointain. Les corps ne sont plus que des vestiges, ils se dématérialisent. Fantomatiques, ils n’habitent même plus leurs vêtements. Le reportage de rue, la série sur les indigents, se transforme en étude sur les plissés et les drapés. Entre nature morte et dessin académique, ces paquets d’hommes se transforment en linceul, en tombeau de pierre et de lin. Cadavres noirs et blancs. L’abstraction est ici une expérience vraie et bouleversante. Elle s’éloigne de la réalité mais oblige le spectateur à s’y confronter, à s’y fracasser.