Communiqué de presse
Pablo Alonso
Torta Morbida
Des bites turgescentes, des filles accrochées à des machines étranges, des enfants pratiquant des fellations, de juteuses éjaculations, des types qui se paluchent gaiement, des godemichés tenus à bout de bras par des figures conquérantes, des pyramides humaines construites pour effectuer de savants cunnilungus, des levrettes à plusieurs, des acrobaties aériennes, des visages extasiés, des filles-suspendues-la-tête-en-bas-les-jambes-écartées-la-vulve-pénétrée, des groupes qui s’accouplent au point de ne plus savoir qui fait quoi, des verges, des flagellations et volées de bois vert bien senties, des rituels à caractère religieux qui feraient rougir le premier séminariste venu… Voilà — en résumé — les scènes présentées ici. Etrangement, les mots sont incroyablement plus crus, directs et dérangeants que les images dont il est question. Il y a toujours quelque chose de terrible à dire et décrire les actes sexuels, et plus particulièrement si ceux-ci relèvent de pratiques extrêmes comme le sadisme ou le masochisme. Surtout, le pouvoir des mots est d’être autrement plus évocateur qu’une image, laissant le lecteur seul face aux visions qu’il se fabrique lui-même.
La série de dix toiles réalisée par Pablo Alonso — intitulée «Salonbilder» — utilise des gravures illustrant les Å“uvres du Marquis de Sade (ce qui explique, de fait, la longue énumération à caractère sexuel qui introduit ce texte…). La Révolution française, les figures politiques de la naissance des Etats-Unis, le siècle des Lumières, le sexe et la religion sont des thèmes présents, depuis longtemps, dans l’œuvre de l’artiste espagnol vivant à Berlin.
Ainsi il a récemment peint des portraits de George Washington en lui ajoutant un troisième œil au milieu du front, allusion à peine voilée à son appartenance à la franc-maçonnerie et au rôle essentiel de cette confrérie dans des temps tourmentés. Mais, avec cette nouvelle série utilisant Donatien Alphonse François de Sade, c’est sans doute la première fois que sa thématique — comme sa facture — sont aussi directes. Attention, j’entends par là non la facilité à faire mais simplement celle de comprendre, pour celui qui regarde, de quoi il s’agit. Nous l’avons déjà écrit: des bites, des phallus, des vits, des queues et des godemichés. Le tout pris dans des gravures anciennes, agrandies et reproduites à l’aérographe sur toile. Mais cette facilité à voir n’est qu’un leurre pour vieil érotomane. Car ce qui intéresse l’artiste, dans ces images, c’est plus leur aspect politique — leur plaidoyer contre la religion avec ses savantes mises en scène de rituels collectifs — que les actes représentés. Si Sade n’avait été qu’un auteur sulfureux parmi d’autres, il n’aurait pas passé quarante années de sa vie en prison. Le problème qu’il soulève est ailleurs : dans la remise en cause des valeurs de la société, questionnement toujours valide aujourd’hui, même si la provocation à trouvé d’autres formes et déviances (et que les mœurs ont en partie évolué).
De fait, la violence sexuelle est triplement mise à distance par l’artiste. En premier lieu par l’usage de gravures comme images de référence. Il s’agit d’une forme de représentation datée – de fines lignes noires sur blanc – qui ne correspond plus aux canons de l’image (pornographique) contemporaine. La gravure est un moment de l’histoire de l’art et de l’illustration, désormais bien moins choquante que la moindre publicité pour parfum dans un abribus de province. Une forme de représentation qui n’est plus vraiment excitante dans notre époque de millions de couleurs, d’images photographiques, de vidéos amateurs et de sites Internet décrivant les plus infimes perversions. En second lieu, Pablo Alonso aime dire, à propos de l’aérographe, que c’est un outil qui met le fait de peindre «à distance». En effet, rien ne touche le tissu tendu et non préparé si ce n’est un fin jet de liquide sous pression. La main de l’artiste contrôle un outil qui n’entre pas — à l’opposé du pinceau — en contact direct avec la toile. Et, en quittant le style photoréaliste propre à l’aérographe pour reproduire des gravures, il joue d’un amusant anachronisme entre ce qui est montré et la technique utilisée. Enfin, un troisième élément participe à la mise à distance de l’image : de longues bandes de peinture blanche, jouant d’effets de transparence, sont appliquées au pinceau large ou crachées sous une forme de dripping (on est, encore une fois, entre le contact et le non-contact avec la toile), le liquide sortant de la bouteille en une coulure continue. Ça dégouline (de bas en haut), ça recouvre, cache (peu) et met en place de larges zones blanchâtres qui laissent deviner, en sous-couche, la rudesse des scènes. Voiles transparents qui, là aussi, gardent à distance le regardeur en lui refusant une vision directe.
Reste à savoir ce qui fait la fascination de ces toiles : leur noir et blanc classieux, leur mélange de précision et de gestualité expressionniste, leur composition, leur thématique ? Un peu de tout cela probablement. Et c’est sans doute pourquoi nous avons choisi le métier de critique d’art : pour pouvoir regarder les pires horreurs sans devoir acheter des magazines pornographiques bas de gamme en rougissant devant la caissière du magasin de journaux, sans devoir avouer à nos mères que nous cachons des images interdites dans les rayonnages de nos bibliothèques, pour pouvoir passer des heures devant des visions terrifiantes (mais somme toute séduisantes) tout en ayant une bonne excuse.
Thibaut de Ruyter (Catalogue de l‘exposition).