Dans le travail de Tony Cragg, la pratique de la conception sculpturale, à savoir sa matérialisation physique, sa concrétisation sensorielle et perceptible, en bref la sculpture, semble dès le départ liée aux contextes humains, sociaux et culturels, aux voies de la fantaisie créative, aux nombreuses actions de la vie immédiate et réelle, au travail, à l’environnement urbain ou naturel, et à la réalité donnée. D’un côté, il évite toute forme de réductivité abstraite, restrictive et intentionnelle déterminée par des principes formalistes, opérant ainsi avec divers matériaux parfaitement hétérogènes provenant de différentes origines. D’un autre, il souligne les possibilités de développement illimitées, irréductibles et vitales des constellations des objets trouvés ou fabriqués, laissant libre cours aux connotations et aux associations imaginaires. Il ne reconnaît aucune limite aux processus de création spontanée des combinaisons de formes et des alliances surprenantes, qui rendent accessibles des domaines inattendus de l’imagination et des expériences improbables, bien qu’il les génère en toute conscience et avec une objectivité structurelle concentrée et systématique.
Cette position ouverte et vivante, sans compromis et en apparence sans intention vis-à -vis des réalités (matérielles) données colorées et denses et des situations hétérogènes de l’environnement concret, repose sur son rapport à la matière, qu’il considère comme la seule réalité absolue (et inévitable) de notre univers, de notre vie et de nos possibilités d’action. Ce matérialisme résolu, ancré, cohérent et esthétique de Tony Cragg ne contredit en rien son engagement poétique et même romantique pour la radicalisation de la fantaisie et pour la libération de l’imagination, qui permettent à l’être humain de donner un autre sens et une autre forme aux réalités données, et qui permettent d’ouvrir de nouveaux horizons d’associations créatives entre des cadres matériels, des propriétés physiques et les dimensions intellectuelles, spirituelles et fantastiques des actes humains.
Tony Cragg souligne en conséquence le potentiel imaginaire, poétique et psychique des processus matériels de création, car pour lui, toutes les expériences spirituelles, émotionnelles et psychiques possibles dérivent directement du changement de structure irréductible, inépuisable, illimité et vital des réalités matérielles. «Je pense que la matière est à l’origine de tout. Nous sommes faits de matière, la pièce dans laquelle nous nous trouvons tous les deux est faite de matière, je ne vois pas de réalité qui puisse ne pas être matérielle.
Cela comprend la lumière et l’électricité, qui sont des phénomènes dérivés de la matière, cela inclut les processus de réflexion de nos intellects qui sont eux-mêmes des propriétés de la matière, et cela comprend également nos émotions, qui reposent elles aussi sur des processus matériaux extrêmement compliqués et sophistiqués. Néanmoins, cela ne veut pas dire que tout le mystère est levé, car il reste les grandes questions ultimes. Ce que nous avons en face de nous consiste en une preuve suffisante de l’existence d’un univers matériel incroyablement compliqué (pour autant que nous appréhendions quelque chose) dont une large proportion nous est absolument inconnue. Même aujourd’hui, la cosmologie et la neurologie ne font que survoler les possibilités de la matière. Aussi pour ma part, je place de grandes attentes dans la matière, qui selon moi cache un énorme potentiel.» (1)
Dans le travail de Tony Cragg, ce potentiel des réalités matérielles se traduit par des possibilités cachées de nouvelles significations, de messages inconnus, ainsi que d’associations et d’allusions encore jamais vues, sachant que l’utilisation humaine, la contextualisation anthropologique, le libre déploiement des niveaux créatifs et imaginaires constituent la véritable contribution artistique. La réalité matérielle n’est pas seulement la seule réalité, elle est également la seule source de toutes les significations humaines possibles, de toutes les représentations intelligibles possibles, de toutes les idées, les émotions et les projections.
Une notion que Tony Cragg formule très précisément et avec une parfaite conscience politique: «Mais pour moi, réaliser une sculpture ou une peinture consiste déjà en un acte politique radical. Travailler en dehors du système utilitaire, prendre de la matière et lui transférer d’une manière bien définie un peu de sens et de vie, un peu de signification humaine, est un processus assez rare, très spécial et d’une certaine manière aussi très mystérieux.» (2)
C’est précisément dans ce transfert de «signification humaine» aux réalités matérielles, dans le dévoilement d’associations possibles entre des domaines imaginaires, psychiques et intelligibles, dans la génération de nouvelles significations et de nouveaux liens créés par la transformation et le changement de conception des matériaux, rendus possibles et libérés par les interventions créatives de l’artiste, que naissent les domaines imprévus et surprenants des expériences physiques, psychiques, émotionnelles et spirituelles, qui représentent la véritable signification (anthropologique) de la pratique artistique. Dans ce sens, Tony Cragg ne cesse de parler de l’importance anthropologique du travail artistique, qui se concentre sur les significations et valeurs des réalités matérielles liées aux êtres humains, les restructurant de manière à ce que ces significations et valeurs potentielles, une fois représentées, libérées et dévoilées, deviennent explicites, suggestives, sources d’inspiration, émouvantes et touchantes et émotionnellement efficaces: «La sculpture, qui est une activité humaine relativement rare, voire même marginale, est devenue une étude basique du monde matériel. Elle n’est pas l’esclave de l’utilitarisme; elle est le fondement d’un voyage initiatique qui nous offre un aperçu d’une myriade de formes encore jamais vues jusqu’à présent. Si la science tente d’expliquer l’aspect physique de notre réalité, ce sont la sculpture et l’art qui lui donnent sa valeur et son sens.» (3)
L’intégration pour ainsi dire naturelle, évidente et immédiate de la pratique artistique dans les processus de travail réels, dans les différents niveaux réels de la vie et les différentes structures d’organisation réelles, c’est-à -dire plus généralement dans les vastes réalités anthropologiques illimitées et complexes, s’explique également par cette conviction de l’artiste, selon laquelle le travail artistique donne aux réalités matérielles leur véritable signification humaine, voire la découvre et la libère. Les processus de conception artistiques de même que la confrontation (libre de tout lien avec un but utilitariste) aux réalités matérielles engendrent la création de formes qui visualisent de nouveaux niveaux d’associations et de nouveaux horizons de connotations, tandis que diverses expériences humaines interagissent.
Ces domaines imaginaires intelligibles laissent libre cours au pouvoir énigmatique, poétique, irrationnel et en partie inexplicable de la fantaisie radicale, tandis que des associations inhabituelles, bluffantes et inattendues, des modifications créatives et des fusions non conventionnelles et imprévues prennent vie dans le statu quo des choses. Les nouvelles formations qui ne cessent d’apparaître, les corps sculpturaux qui se dévoilent de manière incroyablement vitale, sensibilisent notre mémoire et nos expériences, évoquant de possibles associations entre différents domaines de la vie, différentes langues, différents systèmes de signes et différentes formes de communication. Ainsi Tony Cragg traduit-il, sur un plan métaphorique, la complexité bouleversante, vitale et incontrôlable de la vie, tout en contribuant à cette diversité irréductible, riche et dense du concret, du matériel, du réel.
Notes
1.Tony Cragg dans une interview. Jon Wood: Term and Conditions—An Interview with Tony Cragg In: Tony Cragg: Sculptures and Drawings CAFA ART MUSEUM, Musée d’art contemporain de Chengdu, Musée d’art de l’Himalaya, 2012 Guangzhou p. 235.
2. Idem, p. 235.
3. Déclaration de Tony Cragg. In: Tony Cragg: Sculptures and Drawings Catalogue of National Galleries of Scotland, Edimbourg 2011. p. 1.
Lorand Hegyi est Directeur Général du Musée d’art moderne de Saint-Étienne Métropole