INTERVIEWS

Tom Tom (Art urbain)

Tom Tom pense globalement et agit localement. Pour défendre son quartier il scalpe les affiches publicitaires. Sa lacération libère des interstices capable de créer du lien social avec la population. Le détournement et le découpage d’affiches sont la base de son activisme.

Interview
Par Pierre-Évariste Douaire

paris-art.com ouvre ses colonnes à une longue série d’interviews consacrée aux artistes urbains. La succession des portraits permettra de découvrir les visages et les pratiques de ces artistes qui transforment la ville en galerie à ciel ouvert.

Tom Tom est peut-être la personne qui intellectualise le plus son travail parmi les artistes urbains. Dans la scène post-graffiti, il a cette réputation de théoricien. Avant d’être artistiques, ses actions sont citoyennes. Exalté par la pensée de Naomie Klein et encouragé par l’énergie des alter-mondialistes, il aime à répéter qu’il pense globalement et agit localement.
La publicité murale a envahi son quartier et l’a couvert d’un «cache misère». En bon sioux, il a déterré la hache de guerre et fait de la sédition publicitaire son cheval de bataille. Armé d’un cutter il scalpe les affiches qui pénètrent sur son territoire. Son combat est symbolique. Ses détournements d’affiches, où la création d’un logo échantionniste brouillent les messages de la publicité. Il mène sa lutte sur un périmètre limité, le théâtre des opérations se joue autour de la rue Oberkampf et Saint-Maur, dans le XIe arrondissement de Paris.

Pierre-Évariste Douaire. Comment définir ton travail ? Tu travailles dans la rue, tu détournes, tu colles, tu découpes des affiches ?
Tom Tom. Il y a trois aspects dans mon travail : je détourne les publicités, je fais des logos et je brouille le message des panneaux publicitaires. Pour te donner un exemple je peux prendre une pub Easy Jet qui dit «Vol pour Londres à 80 euros», en la détournant le résultat sera «L’ordre 80 vols par jour». J’ai aussi fait l’usine à partir du mot Tunisie, cela donnait « L’usine, si proche, si belle ». Autre exemple: l’affiche du transformiste italien Bracheti est devenue Berlusconi.
Ce sont des actions qui passent presque inaperçues. Au niveau du support on ne voit pas la différence avant ou après l’intervention. Si on voit qu’il y a un collage, la surface de l’affiche reste quand même lisse. C’est un travail que l’on pourrait rapprocher de l’infographie. La photo finale peut faire penser que le détournement est obtenu par trucage. La seule preuve que cela a été fait sera d’interroger les gens qui ont vu le travail se dérouler. C’est une pratique que je continue à faire encore maintenant.

Ton deuxième travail porte plus sur le logo ?
Le second travail se rapproche beaucoup d’un travail que peut faire L’Atlas. Il s’agit d’apposer un logo sur des affiches. Le logo est une création perso, il me permet de satisfaire mon égo-trip, il me permet de faire un lien avec le collage d’affiches. J’obtiens une substitution entre l’affiche publicitaire et mon logo. J’applique sur mes logos une théorie des couleurs qui est très inspirée des livres de Michel Pastoureau — héraldiste et théoricien de la couleur moderne —, qui m’a fait prendre conscience, depuis une dizaine d’années, de beaucoup de choses importantes sur la théorie des couleurs dans notre société à nous.
Je garde toujours le même logo, même si je vais en sortir quelques autres, mais en changeant la couleur je donne un sens très différent à chaque fois. Je peux utiliser des couleurs très courantes comme le blanc, le noir et le rouge, mais je peux aussi choisir des couleurs qui vont faire penser à des drapeaux, à des régions, mais qui vont aussi faire penser à des idées. Le logo est une création qui n’a pas un sens premier identifiable, par contre les couleurs vont influencer énormément la manière de le lire.
C’est un travail de coloriste. Même si je balbutie encore, cela m’intéresse énormément. Cette démarche est très complémentaire de celle de L’Atlas, car lui travaille presque uniquement en noir et blanc, où plus exactement en bi-chrome, alors que je commence à élaborer des choses qui sont de l’ordre du tri-chrome, basé sur les règles occidentales de la couleur qui sont développées par Pastoureau, aussi bien dans l’héraldique, la science du blason, que dans les panneaux routiers, et les signalétiques de la rue. Ce genre de direction me permet de participer à des opérations d’affichage comme Une nuit.

Tu pratiques un art du scalpel, tu découpes les ombres de la pub pour faire des collages sur des panneaux 4 x 3 m.
Au lieu de détourner un message, je vais le brouiller et le transformer en quelque chose qui n’est plus de la publicité. Il faut le faire d’une façon très lente, c’est très important. A l’inverse du détournement, qui est très rapide, qui peut-être exécuté en quelques heures, le brouillage nécessite plusieurs jours. Le résultat est à considérer comme seulement une partie du projet, de l’effort. Le fait que je fasse ça dans la rue, de manière ordinaire, à la vue de tous, participe à l’intérêt et à la portée de la démarche.
Cette activité me permet de rendre visible l’espace auquel je m’attache. Un «réanchantement de l’espace public» devient possible. Ce terme est un peu joli, mais c’est ce terme qui m’a été renvoyé par les gens. Cela ne se rapproche peut-être pas du théâtre de rue, mais de la peinture de rue, de la démonstration. Je me place très loin du tag et du graff, ce que je fais n’a pas d’odeur ni de bruit, c’est très lent. Prendre son temps participe au projet, cela me permet de tisser des liens avec la population qui croise mon travail, et qui me croise moi indirectement, en train de travailler.
C’est pour ça que je ne fais pas ça autre part, où alors je le fais épisodiquement. Je reviens de Berlin et je le ferai certainement à Londres, mais cela n’a pas du tout le même sens que dans mon quartier. Le faire ici revient à s’inscrire dans une histoire particulière d’un quartier particulier. Il ne faut pas oublier que ces publicités vont disparaître dans les années à venir, elles ont déjà en grande partie disparu, disons qu’en gros, un quart des publicités ont déjà disparu dans le quartier.

Tu parles des panneaux d’affichages ?
Oui. Disons que j’inscris ma démarche à partir de ce support, à partir des 4 x 3 m. Je pense que chaque mois qui passe, cette sorte de squat que j’ai mis en place, se transforme et évolue, en particulier depuis ma rencontre avec Jean Faucheur.

Scalper les affiches c’est une technique sioux ?
C’est vrai que, même si je n’arrive pas à me souvenir quand cela a commencé exactement, j’ai débuté en scalpant les petits autocollants du FN. J’ai dû me retrouver par hasard avec un cutter dans la main, et j’ai commencé à scalper les affichettes du FN. Cela me fait penser que le SCALP c’est aussi une Section Carrément Anti Le Pen.

La publicité est pour toi un matériau comme un autre ?
En tant que matériau, sachant que les affiches sont collées, qu’elles ont une certaine qualité, une certaine épaisseur, cela me permet de les échantillonner, c’est-à-dire d’en prélever, essentiellement des typos ou des logos, quelque fois des sourires, des yeux, de les stocker et de les faire réintervenir plus tard. Parler de la théorie, quelque chose qui fédère beaucoup de monde autour du sticker que l’on a dans l’art urbain. On a pour s’opposer à ces images totales, dans le sens qu’elles sont d’une seule pièce, qu’elles sont plaquées, qu’elles sont toujours identiques, contrairement à un tag qui sera toujours différent, qui sera tracé par une main, et même s’il est identique il sera toujours un peu original, il y a cette volonté de traiter le matériel comme on va traiter un sample musical, et de pouvoir le réutiliser pour le détourner ou non, pour faire un clin d’oeil ou pour faire sens, ou pour le collectionner et montrer sa collection par la répétition.
Par exemple, j’ai découpé toute une série de pub Darty en prenant seulement les lettres formant le mot «art», ce qui correspond au cœur du mot, et puis après je les ai recollées d’une seule traite sur une affiche 4 x 3 m pour faire une circulation. Par contre il n’y pas de systématisation non plus. Je pense que la publicité est un matériel qui est, au moins dans la composition des images, assez pauvre, tout simplement parce que le format est imposé. On pourrait comparer la publicité à une marine, à un portrait ou à un paysage, mais en 4 x 3 m…

c’est un genre lui-même.
Oui, le 4 x 3 m est un genre en soi, dans la composition de l’image par exemple, c’est très télévisuel finalement, c’est le même rapport qu’un écran télé, et finalement on va toujours avoir grosso modo les mêmes choses aux mêmes endroits dans l’image. On va avoir les grosseurs d’écritures qui sont souvent comparables. Il est rare qu’une publicité ose dépasser un certains corps de lettre. Avec mon travail sur le logo, c’est quelque chose que j’ai envie de montrer, la publicité se déguise en réclame, elle a peur de se montrer comme ce qu’elle est, elle a peur de montrer toute la surface qu’elle recouvre. Les affiches font souvent référence au ciel et se déguisent en paysage, en réalité, pour ne pas montrer à quel point elles ont un impact fulgurant. Quand je brouille un petit peu les publicités, et en particulier quand je les recouvre, je m’aperçois que l’on a effectivement droit à douze mètres carré de message. Si on mettait la photo de Big Brother on verrait que douze mètres carré c’est déjà une surface conséquente.

Oui mais, par rapport à une façade, c’est pas tellement grand ? Ce qui importe c’est le rapport d’échelle.
Oui mais c’est rare qu’il y ait une seule affiche publicitaire sur une façade. La perception que l’on en a est trompeuse, c’est seulement quand je fais voir les photos aux gens qu’ils s’aperçoivent qu’il y avait deux affiches. On applique les mêmes recettes à Paris, à Londres, à New York, je sais pas dans quel mouvement cela c’est fait, on applique des surfaces comme ça, kitsch, mécanique.
Il y a un rapport étrange avec la monumentalité, cela n’a plus du tout la même logique que le mur peint pérenne parce que, finalement, la publicité change périodiquement tous les quinze jours, il n’y a pas la même utilité pour se retrouver dans la ville, on ne va pas pouvoir dire à quelqu’un que l’on se retrouve près de tel mur peint Martini comme il en existe sûrement encore dans quelques villages.
Cela rejoint plus cette idée importante dans mon travail: la pub signale qu’un quartier est en changement, en construction, en reconstruction, en aménagement, en réaménagement, et c’est effectivement le cas pour le quartier Saint-Maur-Oberkampf et qui change à vue d’oeil.

Nicolas Bourriaud parle dans son dernier livre, Post-production, de cet aspect, du sample, il met le doigt sur une culture du mix, t’inscris-tu dans cette optique ?
J’ai fondé l’International Échantillonniste, et j’ai publié le manifeste de l’échantillonnisme dans Libération de mars 2000.

Mais c’est quoi ?
C’est une petite annonce passée dans Libé.

Cela disait quoi ?
« L’échantillonnisme vous ne voulez déjà plus en entendre parler ». C’est un manifeste.
Il se résume à lui-même, et permet aussi de poser une date. L’intérêt d’un manifeste, c’est de pouvoir dire voilà mars 2000.

C’est plus une déclaration.
C’est une manifestation qui semble très brève, mais dans les faits assez efficace.

Tes travaux — savants mélanges de chutes publicitaires et de rapts de réclames – m’évoquent Raymond Hains et Jacques Villeglé.
Quelques semaines après que j’ai commencé, il y avait une rétrospective de Villeglé à la Villette. Même si je n’y suis pas allé j’ai vu les affiches. J’ai vu aussi Rotella avec des affiches de Cinecita. Les deux m’ont beaucoup marqué, pour les deux exemplaires que j’ai pu voir en galerie. Je trouvais vraiment ça magnifique, mais bon, très lié à la monumentalité aussi, mais très échantillonniste dans la démarche, même si c’est vraiment, pour moi, le degré zéro de l’échantillonnisme, puisque l’on va prélever un échantillon et puis qu’on va le présenter en galerie. Alors c’est vrai que c’est un travail d’éclaireur, qui ouvre vraiment la voie : prélever.
Mais selon moi, dans l’échantillonnisme il y a: prélever, classer, penser, assembler. Une fois que l’on a prélevé l’échantillon, il faut ensuite le classer pour ensuite le réemployer. On a peut-être oublié que c’est la manière la plus forte et la plus ancienne que l’on a de travailler. Le Classicisme, c’est vraiment l’échantillonnisme dans tout son cycle, on va identifier, classer, penser, et pas simplement citer en le sortant d’un chapeau.

Chez eux, la notion de la marche, de hasard, de cueillette, du jeu de mots et de calembours est essentiel. Chez toi, c’est plus sérieux, plus politique.
Non, je revendique ma ringardise par moments. J’essaie de ne pas toujours être «artie», je ne cours pas après la fulgurance.

Pourtant c’est très hype ce que tu fais, très nouveau situationniste, très technikart, très dandy ?
Je me considère plus du côté de la ringardise que du dandy. C’est pour ça aussi que j’ai comme nom Héphaï;stos.

La Pensée Sauvage de Lévy-Strauss et la cueillette de Villeglé et Hains définissent très bien ton travail sur les affiches.
Sûrement. Je pense qu’en dix ans, la forme d’art urbain la plus intéressante à suivre et à remarquer serait le sticker, cela n’enlève rien aux autres formes, mais c’est l’avancée technique la plus significative. Le prix et les techniques des stickers ont énormément évolué, à Berlin par exemple c’est hallucinant, il y a une effervescence. On touche effectivement quelque chose qui serait plus de l’ordre de la cueillette, du prélèvement, c’est aussi une des bases de l’International échantionniste, et c’est le gros intérêt de pouvoir prélever les stickers, parce que la mémoire de ces autocollants disparaît. D’autres les photographient, on peut aussi les prendre, les cueillir.

Y-a-t-il trop d’affiches ?
Il y a une affiche de 3 x 4 m rue Saint-Maur, on est obligé de parler de la hauteur avant de commencer, sur le mur d’une école où est marqué en dessous « Il est interdit d’afficher, loi de 1881». Cette affiche est de trop et tant qu’elle y sera, je pourrai toujours continuer à dire qu’il y a trop d’affiches, puisque celle-ci n’est vraiment pas à sa place. Après le discours il y a trop de publicité en ville…

Ce que tu fais c’est plus de la micro-résistance.
C’est du local, du local…

Penser global agir local ?
C’est un des grands slogans alter-mondialistes, mais c’est avant tout une des grandes pensées inventée, ou réaffirmée, par Naomi Klein. Il faut effectivement agir localement, dans son quartier. Arriver à développer une civilité avec ses voisins c’est peut-être un acte plus politique que d’aller défiler lors du G8, mais c’est aussi tout à fait conciliable.

Donc moins un discours sur la publicité que sur ton quartier ?
Oui.

Est-ce que les panneaux d’affichages peuvent-être des espaces de liberté ?
C’est pas le cas à Londres, ce n’est pas inscrit dans le droit, c’est seulement une marge de la liberté d’expression, c’est quelque chose qui a été privatisé au moins dans l’esprit. Il n’y a guère que le sticker qui pourrait prétendre à cette liberté, mais il est relégué à des gouttières, à des interstices. Il est aussi relégué à sa place. L’idée même d’affichage sauvage est née de l’apparition de ces panneaux. C’est l’instauration de ces espaces, qui finalement disent à la ville «Pousse toi de là que je m’y mette», qui renvoie dans le sauvage l’idée même de mur vivant et de délabrement naturel.
Ces panneaux faussent, sont vraiment des éléments, des attracteurs étranges, pour employer un terme de physique gravitationnel, c’est quelque chose qui attire et qui déforme l’espace-temps. Ce sont des murs en plus, ce sont des surfaces qui empêchent le contact direct avec le mur, qui transforment l’espace en surface et qui le faussent. J’emploie «fausser» comme on le dirait d’une roue voilée.

On pourrait tout autant parler de tatouage, de scarification, de piercing, d’une peau supplémentaire ?
Non c’est plutôt des armures. C’est plutôt des caches misères dans la plupart du temps. Dans mon quartier ce qui me gêne, c’est que ce sont des cache misère de cache misère.

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