Dereen O’Sullivan. De la figuration à l’abstraction, il n’y a qu’un pas. A quel moment ce virage s’est-il opéré? Comment s’est-il manifesté?
Lucy Morrow. Durant mes quatre années d’études aux Beaux-Arts de Cork en Irlande, j’ai apprivoisé beaucoup de techniques différentes et me suis familiarisée avec la gravure, la peinture, le dessin… J’y ai rencontré des potiers mais aussi des sculpteurs. Avec l’envie de raconter des histoires et de m’exprimer par la terre. J’ai développé, dans un premier temps, une recherche figurative amenant personnages et figures à dialoguer sur des installations murales. Il y a de cela six ans, ces personnages ont commencé à s’épurer, devenant rapidement de simples silhouettes, des sarcophages. Bras, jambes, yeux… J’ai retiré le superflu pour ne laisser que l’essentiel, l’universel. Cette étape a marqué le début de ma recherche abstraite défendue depuis trois ans par les Ateliers d’Art de France.
L’installation To Repair (2013), composée de 35 éléments illustre ce langage abstrait et se démarque par son utilisation non conventionnelle du caoutchouc. Pourquoi ce matériau et cette association avec la porcelaine?
Lucy Morrow. Le caoutchouc fait partie intégrante de mon atelier, utilisé notamment pour ligoter mes moulages. Je l’emploie aussi comme médium à part entière en l’associant à la porcelaine, mélangeant ainsi des matières en apparence antagoniques. Marier une matière pauvre, usuelle à une matière précieuse, à histoire, renforce la valeur de cette dernière.
Par ailleurs, le caoutchouc, souple et fragile, crée une tension en enserrant les fragments en porcelaine durs, coupants. Des fragments irréguliers que le spectateur tente en vain de reconstituer mentalement. Ce jeu de dualité va jusqu’à s’exprimer dans les couleurs des matériaux. Le noir du caoutchouc et le blanc de la porcelaine créent un contraste.
Qu’en est-il de la disposition des éléments sur le socle, rentre-t-elle dans l’appréhension et l’interprétation de l’œuvre?
Lucy Morrow. Tout à fait. Le rythme est primordial dans mon travail. Ainsi, j’aligne les différentes pièces dans un ordre qui tend à figurer un alphabet ou bien une table de conjugaison, établissant ainsi une règle explicative pour réparer ces objets maladroitement assemblés.
Face aux 35 éléments de To Repair éparpillés et posés à même le socle, on est amené à penser à un paysage abstrait. D’origine irlandaise et vivant à Douarnenez en Bretagne, la nature, le paysage ont-ils une influence dans votre recherche? Peut-on appréhender cette installation sous cet angle?
Lucy Morrow. J’habite en Bretagne mais appartiens au nord-ouest de l’Irlande où j’ai grandi, non loin de la frontière. Une frontière qui, sur mes différentes pièces en porcelaine, se manifeste peut-être par la présence de traces, comme des lignes sur une carte. Dans le fait de vouloir unir deux fragments de porcelaine, il y a aussi l’idée d’unir les peuples de chaque côté d’une frontière, le rapport humain qui se cache derrière tout cela. Par ailleurs, cette région de l’Irlande m’inspire en général par ses paysages dentelés, rugueux, sa côte coupante. Autant de caractéristiques qui pourraient être une explication à mon parti pris de travailler avec des fragments de porcelaine ciselés, irréguliers. Oui, mon vécu sur ces terres a toujours beaucoup influencé mon travail.
Derrière ces fragments, peut-on penser aux vestiges d’un passé?
Lucy Morrow. Ma démarche, en effet, se rapproche de celle d’un archéologue par certains aspects. Je coule des fragments dans un moulage cylindrique en plâtre, une technique appelée coulagemoulage. Puis je m’atèle à unir tous ces fragments de taille variable comme le ferait un archéologue sur un site en ruine. Mon approche de l’objet tient alors de la réparation. J’assemble les différentes pièces du passé pour trouver le juste équilibre même si l’assemblage n’est pas parfait. Je me laisse guider par ma propre logique.
Quel rôle joue le spectateur dans votre travail?
Lucy Morrow. Le spectateur est primordial. Il donne plusieurs vies à mon œuvre par ses multiples interprétations. Certains ressentent une sensation de malaise face à une installation telle que To Repair. Au toucher, le grincement de la porcelaine leur rappelle dans certains cas les souvenirs de l’enfance. Un bol posé sur un autre, par exemple, que l’on prendrait dans un vaisselier et qui émettrait ce même bruit discordant. D’autres voient en l’objet brisé la possibilité de le reconstruire. Enfin, dans certains cas ce sont les caractéristiques elles-mêmes de chacun des matériaux utilisés qui les touchent. La douceur du caoutchouc, la blancheur immaculée de la porcelaine ou encore le léger lustre doré rappelant les tasses de nos grands-mères. Autant d’images mentales possibles.
Arts appliqués ou art contemporain. La dualité de votre travail commence avec son positionnement dans le domaine de la création. Comment s’exprime t-elle au quotidien?
Lucy Morrow. Très attirée par les céramistes, je suis particulièrement sensible au travail de Jeanne Quiin et à son parti pris de traiter la céramique sous la forme de l’installation. Une passerelle vers l’art contemporain. Elle respecte profondément ce médium et le travaille de ses propres mains. Il en est de même pour moi, je conçois et réalise chaque pièce de A à Z. Je suis avant tout artisancéramiste, c’est ensuite à cette céramique produite de mes mains que je donne une nouvelle naissance dans ma démarche conceptuelle. Cette ligne guide ma recherche. Pour ce qui est de véhiculer les idées je regarde vers l’art contemporain.