ART | CRITIQUE

Tkaf

PFrançois Salmeron
@14 Mar 2012

Fidèle aux procédés minimalistes qu’elle affectionne, Latifa Echakhch présente un ensemble de toiles et d’installations sobres, se développant autour d’une esthétique de la destruction, de la ruine et du vide. Ces œuvres composent ainsi un univers hanté d’absences, où le spectateur se fait le témoin de l’évanescence des êtres et de la matière.

L’exposition «Tkaf» s’ouvre sur un premier espace aux connotations mystiques ou religieuses, où le parterre et les murs de la galerie sont recouverts de briques et de poussière rouge. L’espace habituellement policé et immaculé de blanc semble ainsi porter les traces et les vestiges d’un rituel sacrificiel violent.

En effet, on s’aperçoit que les briques jonchant le sol ont été petit-à-petit fracassées, provoquant un éclatement de la matière allant jusqu’à la poussière. Ce travail sur la désagrégation progressive de la brique apparaît donc comme une décomposition atomiste de la matière. On découvre d’abord des briques à part entière, solides segments paraissant quasi-incassables.
Mais ces unités apparemment indéfectibles ont été cassées, brisées et éclatées dans un premier temps. Puis l’on aperçoit entre les éclats, de la poussière et des trainées rouges, preuve de leur désagrégation définitive. Cette décomposition de la brique parait surtout témoigner d’une entreprise de destruction. La brique a été broyée, mais par quelle force?

Si cet espace dévasté nous fait directement songer à un sanctuaire, nous y serions alors arrivés après qu’un rituel y a été célébré. La fragmentation de la matière apparait comme le résultat d’un déchainement de violence instauré, imagine-t-on, par une communauté humaine à l’encontre d’un de ses membres — comme si la destruction d’une partie ou d’un être semblait nécessaire pour ressouder le tout ou le collectif humain.
En effet, des mains ont étalé la poussière rouge issue de la fragmentation des briques, sur les murs de la galerie. D’un point de vue technique, on y perçoit l’investissement du corps de l’artiste dans l’espace de la galerie, son degré d’intervention, et son échelle. D’un point de vue symbolique, ces trainées rouges connotent évidemment le sang, et leur charge expressive nous renvoie à l’idée d’un sacrifice humain. Ces traces de main semblent ainsi matérialiser l’horreur du massacre, avec l’étalement de couches de couleur sanguine sur les murs.
Ce déversement de violence nous apparaît finalement «en creux»: le sanctuaire est vide, silencieux, et le cri de la victime ne s’en fait que plus assourdissant. Le lieu est certes dévasté, mais l’énergie brutale qu’il manifeste apparaît paradoxalement à travers des procédés sobres et une pratique artistique tout en retenue.

Les Tambours que l’on découvre dans la salle suivante sont de grandes toiles également composées à partir d’une grande économie de geste. Elles ont effectivement été réalisées au moyen d’un goutte-à-goutte d’encre noire, dont chaque pulsation aura lâché sur le centre de la surface un projectile, comme s’il s’agissait d’une cible. On se retrouve ainsi face à un foyer d’un noir profond, dont les contours sont boursouflés d’encre séchée. Des gouttelettes plus discrètes apparaissent jusqu’à la périphérie de la toile, qui demeure quant à elle intacte.
Après la ruine et la destruction, ces toiles nous entrainent alors vers le vide et les abîmes sidéraux. Inspirées d’ornements que l’on plaçait habituellement au plafond de certains lieux sacrés, ces Tambours saturés de matière noire en leur centre créent ainsi un espace béant, une sorte de trou noir dans lequel nous nous trouvons aspirés lorsque nous focalisons notre regard dessus. Comme une dialectique entre l’être et le néant.

Enfin, Mer d’encre est une installation où vingt-quatre chapeaux melons sont disséminés par terre, renversés et remplis d’encre, tandis que Fantôme se présente comme une structure en acier où sont posés une chemise et un collier de jasmin, dont le parfum se sera évaporé au fil des jours. Ces deux œuvres se font l’écho de figures désincarnées, volatilisées ou enfuies, auxquelles seuls quelques accessoires auraient survécu.
Le chapeau de poètes disparus, dont le spleen implacable demeure à nos mémoires au fil des siècles, et se matérialise à travers cette encre noire, comme une humeur sombre répandue. Ou bien clowns au chapeau melon, dont les facéties les mènent à se faire asperger d’encre pour déclencher le rire, alors qu’en leur cœur, les clowns restent foncièrement malheureux et se sentent maudits. Vagabond ou vendeur ambulant de jasmin enfin, figure fugitive longeant les routes comme une ombre…
Face à ces fantômes, nous ne pouvons qu’être saisis par une vive impression de désolation et d’égarement. Et les êtres sont foncièrement évanescents. Au point que même leur accoutrement, aussi fluet soit-il, leur survit. Le costume a finalement plus de teneur et de contenance que l’être. L’apparaître gardera toujours plus d’épaisseur et de consistance que celui-ci. Car l’être se fane et s’évanouit plus vite même qu’un simple collier de fleurs.

Oeuvres

— Latifa Echakhch, Tkaf, 2011. Installation in situ, briques, pigment. Dimensions variables.
— Latifa Echakhch, Fantôme, 2012. Acier, bois, chemise et colliers de jasmin. Dimensions variables
— Latifa Echakhch, Vue de l’exposition Tkaf, Kamel Mennour, 2012.

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