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Tissu n°4. Des filles et des croûtes

La revue annuelle Tissu, éditée à Genève, compile images polysémiques et textes d’artistes et d’écrivains sur le thème générique à connotation féministe «Des filles et des croûtes».

Information

  • @2007
  • 21662-4491-01
  • \10 €€
  • E106
  • Zoui
  • 4Français
  • }17 L - 25 H

Tissu n°4. Des filles et des croûtes
Revue dirigée par Carla Demierre, Fabienne Radi, Izet Sheshivari

«De la beigne sur l’écran
Lorsqu’une baston se profile dans un film américain mainstream de la deuxième moitié du 20e siècle, les garçons relèvent lentement leurs manches, écartent virilement les jambes, crachent dans les paumes de leurs mains et froncent les sourcils tandis que les filles, elles, s’écartent du groupe en se mordant les lèvres. Puis viennent les coups. Gros plans sur des mentons CUT des thorax CUT des épaules CUT des reins CUT des ventres CUT des nuques CUT bien malmenés CUT. Une fois tous les garçons par terre, les filles mettent leur main devant la bouche en lançant des regards d’abord éplorés puis admiratifs, avant de s’approcher des garçons pour les aider à se relever et essuyer leur front sur une musique douce et mélancolique. CUT. Reposons les guerriers et les clichés seront bien gardés. CUT.

Certes, il existe des films où les filles se filent des beignes, mais c’est rare. Elles sont généralement déguisées en garçon tout en conservant un potentiel de séduction conséquent, et ça se passe plutôt dans un cinéma dit indépendant. Et à la fin de la bagarre, on ne trouve pas beaucoup de garçons pour leur éponger le menton. Non, dans la représentation hollywoodienne de la deuxième moitié du 20e siècle (*) — mais finalement aussi dans la plupart des préaux du début du 21e siècle — on observe une règle quasi-inébranlable : les garçons cognent (beaucoup) et les filles griffent (de temps en temps). D’où des bleus pour les premiers et des croûtes pour les secondes.

Jamais sans mon fille
Pour ce quatrième numéro, Tissu a choisi un assemblage provocateur à la frontière du graveleux qui convoque dans la même casserole des filles et des croûtes. Une manière de confronter la séduction supposée lisse des premières à la rugosité à priori rebutante des secondes, celles-ci fonctionnant comme des portes d’entrée vers un organique grouillant et effrayant dont sont généralement dépourvues les filles dans l’imaginaire collectif (qui a tendance à virer vite fait tout organe ayant trait au transit intestinal du mythe de l’éternel féminin). Car comme les poils, les croûtes semblent être un outrage au concept même de féminité.

Cette rencontre à la fois téléphonée et improbable permet donc autant de se vautrer joyeusement dans les poncifs que de plonger dans l’ambiguïté, sans oxygène mais avec volupté, en télescopant des registres en fin de compte totalement dissemblables : des filles et des croûtes donc, au même titre que des trombones et des aurores boréales par exemple. Ou des limaces et des acouphènes.

De la fille et de la croûte, la moins équivoque n’est pas nécessairement celle que l’on croit. Qu’entend-on par fille aujourd’hui ? Depuis que Judith Butler a décelé qu’il y avait de la friture dans le gender, on a perdu le fil et du même coup la fille. Une femme est une femme, mais plus seulement. Un homme et une femme, oui mais encore. On ne sait plus à quel sein-caché-qu’on-ne-saurait-voir-siliconé se vouer. Tant pis, tant mieux.

Dès lors, plutôt que de regarder les anciennes structures se déglinguer avec délectation, désarroi ou un peu des deux, traquer ce qui fait fille aujourd’hui, comme un qualificatif accolé à une attitude plutôt qu’un nom définissant une catégorie, parce qu’il y a des hommes et des vieilles dames qui sont bien plus filles que certaines filles. Plutôt que de suivre LA Femme, empesée dans un idéal de respectabilité, flanquée contre son gré sur un piédestal (la meilleure façon de la ficeler) et chantée dans un lyrisme pompier comme l’avenir de l’homme — chercher LE — fille — qui sommeille en nous, et qu’on a souvent maladroitement planqué, outrageusement exacerbé ou très bien domestiqué.

L’envers de la croûte
Son aspect peu ragoûtant associé à la sonorité déplorable de son nom discréditent inexorablement la croûte que l’on a tendance à traiter comme un cousin un peu crétin qui vous tient la jambe dans une fête de famille : on la/le tolère parce qu’il faut bien mais on attend impatiemment qu’elle/il décolle. Oubliant ainsi la fonction essentielle de la croûte, celle de surface de réparation. Un pansement grumeleux protégeant la chair estropiée des microbes pernicieux jusqu’à ce que l’équilibre épidermique soit restauré. En somme un boulot peu gratifiant occulté par l’allure cradingue de la chose. Souvent turlupinée avec cruauté pour avancer sa chute, la croûte tombe la plupart du temps dans l’indifférence goujate de celui qui l’a produite. Elle n’en reste pas moins un agent fondamental pour la bonne maintenance de la carrosserie humaine.

Par extension, la croûte s’est installée dans l’histoire de l’art pour désigner une peinture qui, disons-le comme ça, n’a pas peur d’en remettre une couche. À cet égard on peut observer que s’il y a des croûtes sur les filles, il y a aussi beaucoup de filles sur les croûtes, et cela depuis l’invention du pinceau.On ne va pas faire ici l’inventaire des unes et des autres. Mais plutôt retourner la croûte — au lieu de bêtement la casser — pour observer son éventuelle face cachée, et la coller avec quelque chose de fille pour voir ce qu’il va en tomber, fussent des pellicules, l’oréalisées parce qu’elles le valent bien ou non. Les ecchymoses n’ont qu’à bien se tenir.

On trouvera donc ici à lire, à voir et à gratter, ceci distillé par beaucoup de filles qui ne font pas de croûtes et quelques garçons qui ne sont pas des bleus.»

(*) Disons jusqu’au début des années go avec l’avènement de Lara Croft et des héroïnes de Tarantino qui cognent aussi bien que Lee Marvin et Clint Eastwood réunis. Auparavant, il y a les actrices belliqueuses et plantureuses de Russ Meyer, mais peut-on vraiment ranger les Supervixen dans un rayon mainstream ?

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