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Thomas Hirschhorn

Catherine Francblin. Thomas Hirschhorn, merci d’avoir accepté de venir t’exprimer dans le cadre de ces Entretiens sur l’art à propos de ton exposition Concretion-Re de février dernier à la Galerie Chantal Crousel. Il n’est pas habituel, dans ces Entretiens, de donner la parole à un artiste au sujet d’une seule exposition. La formule habituelle consiste à inviter un artiste à présenter l’ensemble de son travail dont il commente les moments les plus significatifs.
La rencontre de ce soir est donc tout à fait exceptionnelle puisque nous la consacrons entièrement à l’exposition Concretion-Re. Comme beaucoup de gens j’ai été très impressionnée par cette exposition.

Je suis le travail de Thomas Hirschhorn pratiquement depuis ses débuts. J’ai vu beaucoup de pièces et je me souviens de la plupart comme d’œuvres extrêmement fortes, qui sont pour moi ce que l’art contemporain offre de plus intéressant. Je citerais: Worl Airport (Biennale de Venise, 1999), Monument à Deleuze (Avignon, 2000), Swiss-Swiss Democratie (Centre Culturel Suisse, 2005).

Dans Concretion-Re, on retrouvait Thomas Hirschhorn tel qu’on le connaissait. Son style offensif, son vocabulaire, fait de collages d’images accumulées, de photocopies, de pages de livres, ses installations volontairement chaotiques dans lesquelles s’entassent des constructions branlantes en carton, en bois et papier scotch.

Mais il y avait quand même dans cette installation quelque chose qui me semblait «nouveau» ou qui méritait qu’on ne passe pas directement à autre chose, comme on le fait généralement après avoir vu une exposition.
La nouveauté était constituée d’une part d’un élément formel: les mannequins criblés de clous plantés dans la chair et d’autre part, un passage à la vitesse supérieure, un peu comme une «reprise», quand on change de vitesse en voiture.
Et surtout, tout en trouvant cette exposition «incontournable» et formidablement courageuse, je ne pouvais pas m’empêcher de la trouver «problématique» au sens où j’entendais certaines personnes en parler autour de moi, de manière critique.

Voilà pourquoi j’ai convié Thomas Hirschhorn à cet entretien, à la fois pour lui dire mon admiration, mais aussi pour me faire l’écho du dérangement et du rejet que cette exposition a créé chez un certain nombre de gens et enfin pour lui demander de s’expliquer sur ce travail.

Thomas Hirschhorn. Je n’ai rien à expliquer, à communiquer, et surtout, je n’ai pas à vous convaincre. Je vais essayer en revanche de parler de ma logique d’artiste que vous ne devez même pas comprendre, ni partager. Je veux simplement vous en parler.
J’ai voulu que l’exposition Concretion-Re soit dense et chargée comme l’est généralement mon travail. J’ai souhaité travailler dans un sentiment d’urgence, de nécessité absolue et dans un esprit de l’universalité. J’ai voulu, comme toujours, faire un travail qui n’exclut personne et soit ambitieux.

Durant l’été 2006, j’ai fait l’exposition Concretion, au Creux de l’Enfer, à Thiers. J’ai souhaité travailler dans l’architecture spécifique du Creux de l’Enfer et non contre elle. Le lieu étant très grand, j’ai effectué vingt travaux indépendants, dont deux  spécifiques.
La thématique de cette exposition était le durcissement du monde dans lequel je me trouve, car tout est de plus en plus difficile dans ce monde.
Comme cette exposition s’est déroulée aux Creux de l’Enfer, j’ai souhaité évoquer le durcissement naturel, géologique mais aussi celui du coeur en faisant allusion à la tumeur, une forme d’excroissance médicale et humaine.

Pour Concretion-Re à la Galerie Chantal Crousel, j’ai décidé de «re- faire» l’exposition du Creux de l’Enfer, mais à plus petite échelle. «Re» signifie répétition, revoir, remontrer, ré-insister, être non-réconcilié et non-résigné.

J’ai monté cette exposition avec trois éléments plastiques. Le premier est l’habillage des murs et du sol, non dans le but de transformer l’espace de la galerie, mais dans celui de montrer mon travail dans les meilleures conditions.
Le deuxième nouvel élément est la vitrine. J’en ai constitué de nombreuses pour expliquer mon travail, et pour faire comprendre que tout le monde est dans une vitrine. Cela explique la présence de vitrines murales et au sol.
J’ai également incorporé des «vidéos intégrées». En plus de l’habillage et des vitrines, j’ai montré au total six éléments dans cette exposition.

Lors de la préparation de Concretion-Re, j’ai reçu une revue philosophique dont j’ai trouvé la forme et le contenu magnifiques. Un des textes, Répétitions et Evénements, prône le fait que pour l‘être humain, une «répétition pure» n’existe pas. J’ai donc souhaité établir un lien entre  ce texte et mon travail, le «R» de «répétitions» et le «E» de  «événements» rappelant le «RE» de Concretion-Re.

J’apprécie les formes qu’utilisent les philosophes pour exprimer leur concept. J’ai donc besoin de la philosophie, non pour illustrer mon travail, mais pour exprimer mon idée d’ouverture avec des choses que j’aime et que je trouve belles.
Le texte que j’intègre est une forme «alliée», comme du scotch, du carton. Je l’utilise comme un matériel qui adhère à l’ensemble. Ainsi, j’ai imprimé le texte de la revue et l’ai mis à disposition du public. 3000 exemplaires ont été diffusés. Je trouve cela très beau dans le sens où cela implique le concept d’amitié entre art et philosophie.

Un ami philosophe, Marcus Steinweg, et moi-même nous sommes posés la question de la nature même de l’amitié entre art et philosophie. Nous avons créé un logo, un signe qui exprime le principe de cette fraternité.
Selon nous, aucun de ces deux concepts ne précède, n’explique, ni illustre l’autre. Il s’agit d’une «poignée de main», se faisant obligatoirement à deux. Une main ayant cinq doigts, nous avons choisi dix termes que nous partageons totalement, dont la moitié n’appartiennent pas forcément aux champs lexicaux de la philosophie et de l’art: l’universalité; agir sans tête; résistance; affirmation; autonomie; courage; espoir; amour; forme; guerre.

Que signifie «agir sans tête» pour un philosophe?
Thomas Hirschhorn. Cela signifie agir consciemment dans la précipitation, sans se rendre compte de toutes les conséquences de nos actions, c’est-à-dire agir d’abord et réfléchir ensuite.
C’est aussi agir dans une vitesse incontrôlable, être sans cesse en mouvement. J’ajouterais même: «être stupide», ne pas intellectualiser, avoir la force de soutenir le ridicule de notre travail d’artiste.

Retour à Concretion-Re. Je me suis demandé qui était responsable de toutes ces guerres et des malheurs du monde. Je voyais des images de destruction, et lors de conversations entre amis, personne n’était d’accord sur l’identité des responsables. Je me suis convaincu que finalement c’était moi le responsable car je ne faisais rien pour arrêter ces horreurs. Pour Concretion-Re,  j’ai donc souhaité mener un combat contre moi-même, être un artiste résistant contre moi-même.

Fight Club est un film où l’on voit deux amis qui s’entendent au début pour être ensuite en désaccord. L’un essaie de gagner contre l’autre… Puis nous nous rendons compte qu’il s’agit d’une seule et même personne qui lutte conte elle-même. Concretion-Re donne ainsi véritablement forme à ce principe de combat.

Les photos et vidéos de cette exposition représentent l’idée de courage à partir des notions «mobilisation», «possibilité», «autorisation», «responsabilité».
Ce courage se crée si l’on accepte de travailler au sein de la  «non-clarté» du monde, dans ce chaos, et non forcément pour apporter plus de clarté et de paix à ce chaos. Il y a beaucoup de choses qui nous échappent. Mais il faut pourtant être responsable.

Nous vivons aujourd’hui dans un monde où l’information est omniprésente et ceci 24 heures sur 24. Si je regarde sur Internet, la télévision, de nouvelles chaînes et nouveaux sites d’information apparaissent pratiquement chaque semaine.
Tout le monde veut tout le temps être informé sur tout, car nous avons l’illusion d’avoir un pouvoir. Mais je dois constater que personne ne souhaite «voir» finalement. Lorsque j’utilise des images d’hommes déchiquetés, détruits, on me demande d’où elles viennent. Je les récupère certes sur Internet mais elles proviennent en fait du monde qui nous entoure! Mais personne ne veut les voir!
Donc, l’une des mes missions en tant qu’artiste est de montrer ces images.

Je suis une personne très sensible, mais je hais l’hypersensibilité luxueuse: dans Concretion-Re, en voyant des gens choqués face aux images et photos, j’ai compris qu’ils ne souhaitaient pas objectivement se rendre compte des atrocités présentes dans le monde. J’ai voulu faire comprendre aux visiteurs qu’ils étaient implicitement complices  des tyrans responsables de ces  atrocités. Je veux problématiser ce cynisme en quelque sorte.

Tu nous as affirmé que les images que tu avais trouvées provenaient de chaînes diffusées à la télévision et sur Internet. Donc celles-ci ont déjà été vues par le public. As-tu souhaité en  les exposant que ce public les regarde différemment ? As-tu voulu les «violenter» en montrant les images qu’ils jugent à la limite du supportable ?
Thomas Hirschhorn. Ce sont des réactions auxquelles un artiste doit toujours se préparer. Je veux juste montrer pourquoi moi et moi seul ai voulu faire ce travail. Ce que je trouve insupportable c’est ce sens cynique que l’on porte à ma démarche.

Je veux travailler avec un public universel, dans l’universalité. Mais universalité ne signifie pas mondialisme, internationalisme. C’est pour cela que j’ai sélectionné des titres issus des news magazines, comme Times, Newsweek… Je coupe tout ce qui fait lien à une personne, à un lieu, et au temps. Je garde le «squelette» de ces textes qui deviennent par la suite les titres, sous-titres et légendes des images que j’utilise pour mes expositions.

Je me pose trois questions: Comment prendre une position? Comment donner une forme à cette position? Et comment donner une forme à cette position au-delà des habitudes culturelles.
Pour Concretion-Re, j’ai effectué 16 collages. C’est la technique que j’apprécie le plus car j’ai le sentiment que nous pouvons créer un nouveau monde avec le collage, un monde existant, le plus simple possible. Le collage est un concept de la deuxième dimension que je transfère dans mon travail à la troisième dimension.

J’ai ainsi délimité quatre champs d’actions dans lesquels je m’efforce toujours d’incorporer mon travail: l’amour, l’esthétique, la philosophie, le politique. Parmi eux, deux sont positifs : l’amour et la philosophie. L’esthétique et le politique sont négatifs. Par exemple, j’entends souvent des gens, notamment des professionnels de l’art, dire «surtout pas de politique, surtout pas!». L’esthétique touche le regard, le style, la facilité de la forme qui se répète… Je veux absolument que mon travail touche ces quatre champs.

Dans Concretion-Re, j’avais mis sur toutes les têtes de mannequins des papiers où il était écrit «LOVE», les unissant ainsi dans cette idée d’amour. Pour cela, je me suis inspiré d’un coiffeur dans Paris qui vend des perruques. Pour les distinguer les unes des autres, il leur attribue à chacune un prénom féminin.
Le monde est très important pour moi. C’est un monde qui est le mien car je lui appartiens. Nous vivons tous dans un seul monde. Et je souhaite insister sur cette notion de chaos et de complexité du monde, car je vois ce monde comme cela.

Donner une forme signifie pour moi faire quelque chose que je vois. Il n’y a que moi qui pense et qui peut le faire. C’est très difficile de donner forme, c’est-à-dire donner quelque chose de moi. Il faut aussi affirmer cette forme, c’est-à-dire, l’assumer y aller «sans tête». Je trouve très important de défendre cette forme contre tout et tout le monde. Ainsi, donner forme, affirmer la forme, et défendre la forme sont des enjeux difficiles.

Cette exposition a suscité des questions et des réflexions contrastées. Elle a créé un malaise… certains visiteurs se sont sentis agressés par ton travail. Et lorsque tu dis que tu es un combattant contre toi-même, je trouve qu’il est parfois difficile de comprendre ce que ça veut dire. Tu présentes ton œuvre à un public. Qu’attends-tu de lui ?
Thomas Hirschhorn. J’attends que les gens se confrontent à mon travail. Mais je suis un artiste, donc je ne réfléchis pas sur des principes. Je ne cherche pas à faire culpabiliser, etc.
En revanche,  lorsque je travaille mes images dans mon atelier, je suis quand même conscient des réactions des gens qui travaillent avec moi, puis celles des visiteurs. Je ressens ainsi une certaine pression, qui incite à ne pas tout montrer. Il s’agit ici aussi d’une forme de  «combat contre moi-même».
Donc il est vrai qu’en amont, j’essaie d’atténuer les critiques dans l’espace protégé de mon atelier, qui sont gentiment formulées….

Mais comprends-tu que le spectateur puisse se sentir agressé, mis dans une position difficile? Doit-il fuir la galerie? Doit-il agir contre ces tortures, ces guerres? Doit-il aimer l’art d’autant plus que l’art lui montre des choses comme ça?
Thomas Hirschhorn. Je suis aussi spectateur. Lorsque je vois des expositions d’art contemporain, j’attends que l’artiste s’engage complètement dans son travail, me donne tout dans un espace précis et dans un moment donné.

C’est un sentiment que partagent je pense les spectateurs qui visitent ton exposition. J’ai l’impression que tu t’es donné au maximum dans ton travail, et peut-être plus que d’habitude. Mais lorsqu’on expose dans une galerie, on est face à un public limité. As-tu voulu t’adresser à ce public spécifique? Et pourquoi?
Thomas Hirschhorn. J’ai toujours cette ambition de l’universalité dans mon travail. Pour chaque exposition, j’ai toujours travaillé dans un espace donné, que ce soit un centre d’art, une galerie, ou autre chose… Mais je n’ai jamais pensé à faire «une exposition de galerie». Je trouve cette notion dépassée, vieillie. Je considère désormais que je dispose d’un espace qui m’est attribué pendant un certain temps dans lequel je m’exprime où j’incorpore donc mon idée d’universalité, et ceci en ne ciblant jamais un type de public en particulier.

Apparemment pour certains visiteurs de Concretion-Re, les mannequins notamment cloutés sur leur corps délivrent un message plus dur par rapport aux images de guerre. Les mannequins sont-ils une nouveauté dans ton travail? Quelles sont les raisons de cette forme?
Thomas Hirschhorn. Ce n’est pas une forme nouvelle dans le sens où beaucoup d’artistes travaillent avec les mannequins.
Lorsque nous passons devant les devantures de magasins, nous imaginons toujours pendant une seconde que ces mannequins sont des êtres humains. Nous nous faisons à chaque fois prendre au jeu.
J’ai donc trouvé une forme de mannequin universelle car utilisée pour présenter des vêtements et autres formes commerciales. Elle nous lie dans le sens où nous avons l’image de l’autre en tête.

Stéphanie Moinsdon. Je pense qu’à l’exception de rares critiques, il existe beaucoup de commentaires publiés autour de l’exposition Concretion-Re. Lors de ma visite, j’ai rencontré des gens qui n’étaient pas conquis au départ mais qui ont été rapidement saisis par la forme de cette exposition. Connaissant le travail de Thomas et constatant cette belle alliance entre le titre et l’exposition, j’ai eu une impression d’évolution dans son travail; comme si quelque chose s’était solidifié, et avait un rapport finalement avec la concrétion.
Il y a aussi cette idée de concrétion humaine de Jean Arp où des organes se développent et se transforment en objet. Est-ce que cette philosophie de l’objet agit aussi dans cette exposition?

Thomas Hirschhorn. Non. J’ai découvert ce travail presque par hasard. Mais je ne prône pas le principe de retour par rapport à un travail fait précédemment.

Considères-tu cette exposition comme une autre ou la conçois-tu différemment?
Thomas Hirschhorn. Je la conçois comme une autre.

Tu n’as pas l’impression qu’il y a quelque chose de particulier dans cette exposition?
Thomas Hirschhorn. Non. J’admets que nous pouvons faire des travaux qui peuvent être plus denses, plus forts. Je suis souvent le premier à être déçu de mon travail, mais je refuse de l’analyser.
Un artiste doit toujours continuer de travailler sans s’arrêter et se poser des questions, sinon, il est perdu. C’est un danger qui arrangerait peut-être l’histoire, et «assècherait» le travail de l’artiste. Et si je parle ici ce soir de mon travail, c’est uniquement parce que Catherine m’as invité à le faire. 

Présentes-nous ces vidéos que tu incorpores dans ton travail, où l’on te voit parler avec une bande de scotch sur le visage. Pourquoi figures-tu dans ton travail?

Thomas Hirschhorn. Ce n’est pas de l’arrogance mais cela ne s’explique pas. Je n’ai pas à rendre compte de mon travail devant vous.
Je viens d’une famille où l’art ne joue pas de rôle. Lorsque celle-ci me demande ce que je fais, logiquement, je leur raconte. Mais en règle générale, ce n’est pas nécessaire de parler de son travail. Si celui-ci est bien fait, il doit fournir les clés au visiteur de telle sorte qu’un dialogue entre ce dernier et le travail puisse se faire. Et je trouve cela encourageant.
Mais un artiste ne doit pas engager une analyse critique de son propre travail. Avez-vous déjà  vu un philosophe discuter de son concept? Il développe, sculpte son travail devant moi. Et je l’écoute.

Un philosophe utilise le langage. Il n’a pas besoin d’en rajouter sur le sien. Et lorsqu’il le fait, cela s’appelle le métalangage. Cela prouve qu’un philosophe parle aussi de sa philosophie. Et un artiste doit d’autant plus parler de son travail qu’il ne s’exprime pas dans le même type de langage. Je sais Thomas que tu n’aimes pas le faire car ton travail est censé l’accomplir. Mais tu es face à des gens qui se posent forcément des questions, qui ont besoin de réponses.
Thomas Hirschhorn. Dans ce cas, je vais répondre à la question concernant les vidéos intégrées. J’ai constaté que la vidéo rend le spectateur terriblement  passif, y compris les vidéos d’art contemporain.
Je n’ai jamais pu résoudre ce problème. C’est pour cela que j’ai utilisé le concept de «vidéo intégrée», en m’appuyant sur un médium, c’est-à-dire une couleur, un mouvement, un son. Je veux les intégrer comme un téléviseur, dans l’idée de réduire la vidéo à sa plus simple méthode de diffusion.
Je coupe le son, car il capte trop l’attention du spectateur. Les vidéos de Concretion-Re me présentent en train de parler de mon travail exposé, mais sans le moindre son.

Pour revenir à une question, restée encore je pense sans réponse, qu’attends-tu réellement des visiteurs?
Thomas Hirschhorn. Bon… Il est vrai que j’attends comme tout le monde, des réactions telles que: «c’est beau ce que tu as fait Thomas!». Je suis d’ailleurs surpris lorsqu’une personne vient me complimenter sur la beauté de mon travail et s’excuse immédiatement après pour avoir utilisé le mot «beau». C’est pourtant la réaction que j’attends! Je veux que mon travail soit beau!

Alors comment définirais-tu la beauté?
Thomas Hirschhorn. Je considère la beauté comme un mot très important. Il est tellement lié à mon être que je n’arrive pas à le dissocier de moi-même. Je trouve ce mot tellement libre, fort, que nous ne pouvons pas l’occuper, lui résister. En tant qu’artiste, c’est toujours ce que je souhaite faire, c’est-à-dire, quelque chose de beau.

Question du public. J’ai été frappé par la dimension «compassionnelle» dans le travail de Thomas Hirschhorn. Cela faisait très longtemps que je n’avais pas vu le mot «LOVE» aussi proche de la souffrance. Vous avez parlé de grâce et de mystère. Je songerais au mystère au  sens médiéval, et verrais l’image que l’on montre de Lourdes avec ces exvotos… Assumez-vous la dimension christique et apocalyptique dans votre travail ?
Thomas Hirschhorn. Je n’y ai jamais pensé. Ce n’est pas l’esprit de mon travail, même si quelques personnes m’en ont déjà parlé.

Mais tu utilises les mots «guide», «mission». N’y-a-t’il pas une dimension religieuse présente dans ce travail ?
Thomas Hirschhorn. Ce serait plutôt une dimension guerrière. Non pas le fait de mener une guerre contre quelqu’un, mais être guerrier. En tant qu’artiste, qu’est-ce qui nous donne l’énergie de faire notre travail? C’est en étant convaincu d’avoir une mission que l’artiste est éveillé, attentif, et peut ainsi effectuer son travail.

Question du public. Personnellement, je vois plutôt dans le travail de Thomas une dimension politique. Ce mot qui a une signification avant tout professionnelle apparaît ici comme obscène. Qu’en est-il réellement?

Thomas Hirschhorn. Le mot «politique» est souvent évité dans le milieu de l’art ou au contraire, trop utilisé. Je souhaite en tout cas travailler politiquement.
Par exemple, j’utilise l’image d’un homme déchiqueté lors d’un attentat en essayant de comprendre la situation, sans accepter cette dictature de l’opinion m’ordonnant de ne pas regarder, ou de ne pas m’émouvoir parce ce qu’il s’agit par exemple d’un terroriste. Je souhaite donc extraire ces images de leurs contextes et établir un travail précis, ne pas donner d’indications, ne pas m’appuyer sur des faits qui pourraient manipuler le visiteur.
Je veux juste me concentrer sur l’être humain. C’est comme cela que je conçois un travail fait «politiquement».

Question du public. J’ai trouvé l’exposition particulièrement belle et explosive. Mais il y a une dimension que nous n’avons pas abordée. Nous avons tous en nous une part de voyeurisme. Nous sommes forcément toujours un peu attirés par les choses horribles. Cette exposition m’a donc mis en colère dans le sens où j’ai dû faire face à mon voyeurisme. Je trouve ridicule de dire « oh, c’est horrible…». Je me suis plutôt retrouvée dans une position dans laquelle j’ai dû regarder des images que je n’ai pas envie de voir dans les journaux, car je sais que ça existe. Ce n’est donc pas l’image en elle-même qui m’a agacée mais ce qu’elle a véhiculé: l’idée que des gens  aiment regarder ces images en ayant l’habitude de lire des magazines comme Choc  par exemple. Ce sont donc des sentiments contradictoires Amour/Haine, Attirance/Répulsion que j’ai ressentis en visitant cette exposition.
Thomas Hirschhorn. Il ne faut pas le nier: le voyeurisme existe et il faut le prendre en compte. C’est un élément qui appartient indéniablement à l’être humain.
 
Donc selon toi, il faut que chaque être accepte sa part de voyeurisme.
Thomas Hirschhorn. Oui, mais je trouve que le voyeurisme est l’expression d’une hypersensibilité à laquelle je n’adhère pas. C’est une attitude qui exprime l’idée que tous les individus ne vivent pas dans le même monde, donc ils se regardent et peuvent être de ce fait des voyeurs.
Je pense que le voyeurisme relève plus du domaine du fantasme pour de nombreuses personnes. Le voyeurisme est donc un problème pour des gens qui n’ont pas de problèmes plus importants.  C’est un problème de luxe.

André Rouillé (www.paris-art.com). Je voudrais revenir une minute sur la question des rapports entre le politique, l’esthétique et le philosophique qui prennent une place majeure dans votre exposition. Est-ce que vous êtes d’accord avec l’idée que Concretion Re crée esthétiquement une idée politique, porteuse de vérité. Autrement dit, quels sont les alliages que vous avez associés avec ces concepts de politique, esthétique et philosophique? 
            
Thomas Hirschhorn. Comme je l’ai précédemment évoqué, ma démarche est très simple. J’ai tracé un cercle que j’ai divisé en quatre parties: esthétique, politique, philosophique, et amour.
Je veux absolument travailler dans ces quatre champs et non les occuper forcément de manière équitable. Parfois, un champ peut être plus investi que l’autre. Mais j’essaie toujours de créer des équilibres et des déséquilibres entre ces champs, tels que tous apparaissent.
C’est comme une grille de mots qui doivent apparaître dans chacune de mes expositions. La phrase finale  qui en découle m’importe peu. La seule présence de ces quatre points me paraît déjà tellement complexe, difficile et problématique, que c’est le seul but que je me suis fixé.

Question du public. Juste une remarque. J’aimerais revenir sur votre concept de mise en forme, de don de forme, qui est très pertinent. Au-delà de la mise en forme telle qu’elle est présentée, cette exposition interroge la place de l’artiste aujourd’hui. Lorsqu’on voit l’engagement politique qui est exprimé dans cette exposition, on se rend compte que l’artiste d’aujourd’hui s’engage en fait véritablement, en ce qui concerne son travail, dans le don de soi et s’engage aussi dans la beauté dans le sens où ce travail est à chaque fois unique. Cela révèle ainsi  la notion de travail personnel.

Je trouve que dire que l’artiste fait une sorte de don lorsqu’il expose et présente son travail est une belle conclusion à cette soirée. Je te remercie donc Thomas de nous avoir fait ce double cadeau, avec ton exposition, d’une part, et en venant nous en parler, d’autre part.

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