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Thierry Raspail

Julie Aminthe. La XIe Biennale de Lyon a été un grand succès aussi bien critique que public. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: l’exposition internationale a été fréquentée par plus de 200 000 visiteurs, et 62 000 personnes ont participé aux plateformes Veduta et Résonance. Vous attendiez-vous à un bilan si positif?
Thierry Raspail. J’ai envie de vous répondre qu’un bilan n’est pas seulement une affaire de chiffres et de nombres. Chaque fois que je commence une Biennale, que je pars à la recherche d’une ou d’un commissaire, voire d’une équipe de commissaires, j’ai bien sûr dans l’idée que l’on va réussir à satisfaire le public, que les artistes seront incroyablement achetés, et que la critique sera enthousiaste.
Il arrive cependant que ce ne soit pas le cas et on ne parvient pas très bien à comprendre pourquoi. Je pense notamment à la Biennale 2007 qui a été sévèrement critiquée par des journaux français comme Le Monde et Télérama. Néanmoins, il me semblait, au regard de la VIIe Biennale de Mercosul dirigée artistiquement par Victoria Noorthoorn en 2009, mais aussi à travers le travail que nous avions engagé ensemble un an auparavant, que cette XIe Biennale de Lyon serait probablement un succès. D’autant que Victoria Noorthoorn, pour l’Europe et la presse occidentale, est «neuve», c’est-à-dire qu’elle n’appartient pas à une famille artistique clairement discernable. De plus, elle fait partie d’une génération qui, sans jamais se soucier de la question des styles, des catégories, des secteurs, etc., s’intéresse aussi bien à des œuvres à fort potentiel expressionniste qu’à des œuvres plus revendicatives idéologiquement parlant. Elle n’hésite donc pas, par exemple, à présenter dans le même temps John Cage et tel artiste argentin inconnu proposant un travail moins formel. Ainsi, les éléments étaient à mes yeux réunis pour obtenir de bons résultats.

La médiation était au cœur du projet de la Biennale. Pour preuve, un visiteur sur quatre a parcouru l’exposition internationale avec un médiateur. L’objectif était donc de rendre les créations des artistes accessibles à un public même non-averti.
Thierry Raspail. Dès la création de la Biennale, la médiation a été une de mes grandes préoccupations. Il n’y a rien de pire qu’un médiateur qui parle à la place du public, et, dans le même temps, sa présence est nécessaire afin de «désinhiber» les visiteurs, tout particulièrement les plus de quarante ans.
S’agissant de la culture générale, nous sommes cependant en pleine mutation. C’est encore plus criant pour ce qui est de l’art contemporain. Je ne pouvais pas imaginer, il y a vingt ans, être en mesure de monter une exposition d’art contemporain qui rassemblerait cent cinquante à deux cents mille visiteurs. Or, de nos jours, c’est presque naturel.
Le médiateur est donc aujourd’hui une espèce de magicien étrange qui continue de convaincre le public qu’il a besoin de son assistance. Mais les jeunes, qui forment «la génération internet», s’en dispensent volontiers. En effet, ils n’ont pas peur de prendre la parole, même si l’art contemporain ne leur est pas familier, car ils s’approprient facilement les images qu’ils ont sous les yeux.
De ce fait, je rêve du jour où le public dans son entièreté, jeunes et moins jeunes, ne réclamera plus les services du médiateur.

Pour apprécier l’art contemporain, il faut donc, selon vous, non pas forcément chercher à le comprendre, mais plutôt tenter de lutter contre l’inhibition qu’il peut provoquer a priori?
Thierry Raspail. Chez les personnes de plus de quarante ans oui, bien que cela puisse paraître un peu caricatural. Dans les années 70 à 90, il faut savoir que nous avons été taxés, nous les représentants de l’art contemporain, d’intellos, de beaux parleurs, et cela avec raison car nous employions alors des termes extrêmement compliqués. Mais si nous avions recours à un langage si obscur, c’est parce qu’en réalité aucun public, à l’époque, ne nous suivait vraiment. Nous essayions alors vainement de trouver une audience du côté de l’intelligence et du savoir. De la même façon que l’on a ennuyé avec les classiques des générations d ‘élèves qui n’ont découvert que tardivement que Corneille n’est pas si barbant, nous avons été nous-mêmes nos propres fossoyeurs.
Et pourtant, il faut dire que l’art contemporain est simple. Jeff Koons est plus facile d’accès que Rembrandt ou Léonard de Vinci, dont les œuvres demandent une importante érudition. Ce n’est nullement le cas pour l’art contemporain. Mais paradoxalement, l’usage de mots complexes donne l’impression qu’il est réservé à ceux qui possèdent le langage adéquat. Il paraît alors immédiatement suspect, excluant. Dans l’idéal, il faudrait donc que les visites soient silencieuses et les interviews dénuées de questions et de réponses.

J’y travaillerai dans l’avenir c’est une promesse. En attendant, revenons un moment sur les deux plateformes qui ont accompagné l’exposition internationale lors de cette Biennale. Ateliers, rencontres, performances, concerts… Le programme de ces plateformes était riche et varié. Quel rôle spécifique leur avez-vous attribué en amont? Dit autrement, qu’est-ce qui a rendu leur présence absolument nécessaire?
Thierry Raspail. Leur nécessité est liée au fait qu’il n’y a rien de plus terrible qu’une exposition vide. De plus, il me semblait extrêmement important d’engager, sans transition, un dialogue entre les œuvres, les artistes, et un public peu accoutumé à l’art contemporain. En d’autres termes, nous avions, contrairement aux musées et aux projets de patrimoine, des artistes vivants qui partagent la même époque que nous et qui sont en mesure de communiquer directement avec les gens, de les questionner.
«Vous pensez que le cubisme c’est des cubes? Faites des cubes!» «Vous pensez pouvoir faire comme nous? Faites-le!» Il s’agissait donc de prendre aux mots les a priori du public, d’une part, et, d’autre part, de rendre matérielles les utopies des artistes, lesquels veulent toujours tout partager, rêvant d’une espèce d’égalitarisme formidable.
Je prends un exemple: dans la plateforme Veduta, il y a un immense parc qui est le réceptacle des populations pauvres habitant dans les banlieues de Lyon et ne partant pas en vacances l’été. Pour cette XIe biennale, on a organisé là-bas le Musée du XXIe, dirigé par Yona Friedman qui est partie de l’idée qu’un musée est d’abord un espace censé accueillir les objets que l’on aime. Ainsi, le public a dû amener des objets qui lui tenaient particulièrement à cœur. On ne parle évidemment pas d’œuvres d’art, mais de souvenirs ou de fragments de telle ou telle chose. Le Grand Parc Miribel Jonage est alors devenu un lieu où on pouvait manger un sandwich, se détendre, tout en s’interrogeant en toute simplicité sur les goûts, les critères, les choix. Au final, les gens, sans l’air d’y toucher, n’ont pas cessés de parler d’art. Ils n’ont pas eu besoin de Hegel ou d’autres références érudites pour le faire. Mieux, ils ont commencé, de leur propre chef, à se frayer un chemin à travers l’art contemporain.
Autre exemple: l’affaire du Cube blanc, de 6×6 mètres, planté au milieux des HLM de Décines-Charpieu. On a travaillé avec un centre social à qui on a demandé de rassembler des personnes prêtes à partir à l’aventure avec nous. Objectif: faire une exposition d’art contemporain. Les dix-sept volontaires sont ensuite venus voir nos collections au MAC Lyon, ont sélectionné les artistes avant de s’occuper de l’accrochage et de la médiation. A peu près deux mille habitants des HLM sont venus apprécier le résultat. Ensemble, ils ont parlé de Dan Graham aussi bien que de leurs préoccupations quotidiennes, sans jamais marquer de coupure entre l’art et la vie.
Enfin, l’une des volontaires, au chômage depuis 4 ans, a trouvé un demi poste à Décines-Charpieu grâce à sa participation. Pas de quoi crier victoire mais, tout de même, cela est une contribution, même modeste, à un début d’échanges autour de la question de l’art. C’est aussi important à mes yeux que d’avoir la dernière production d’un artiste formidable grâce à laquelle on est en relation, en rivalité avec la Biennale de Kwangju ou la Biennale de Sydney.
Contrairement à une exposition de musée, une Biennale consiste donc à travailler sur les deux extrêmes, avec des artistes réputés comme avec un public novice, à Lyon comme à Décines-Charpieu, créant ainsi du lien entre tous.

Il est donc important de ne pas tenter de se mettre à la place du public (exclure d’emblée telle œuvre au profit de telle autre) dans le sens où on ne peut jamais anticiper ses réactions face à la création contemporaine.
Thierry Raspail. C’est essentiel oui. Nous arrivons avec des discours construits, laissant penser que nous on sait. L’objet de l’art est pourtant conçu à l’origine pour être interprété de mille manières par le public. Nous sommes en permanence partagés entre deux pôles: construire un discours et entendre le discours de l’autre. Trouver le juste équilibre est peut-être la clef.

C’est d’ailleurs le mot «transmission» que vous avez proposé à Victoria Noorthoorn au commencement de votre collaboration. Ce terme sera le même pour la Biennale à venir. En quoi est-il, selon vous, un déclencheur réflexif fécond sur l’art et le monde?
Thierry Raspail. Le mot «transmission» était déjà présent lors de la précédente Biennale, qui avait pour commissaire Hou Hanrou, lequel a travaillé sur des postulats beaucoup plus idéologiques autour de la vie et des collectifs d’artistes. Pour la Biennale 2013, nous allons nous intéresser davantage à la façon dont les artistes construisent des récits à partir d’objets divers. Notre but sera donc de raconter une histoire en s’appuyant sur des artistes qui racontent eux-mêmes des histoires.
Evidemment, le mot «transmission» permet un tel questionnement car il est riche de sens et peut alors être illustré de mille manières. Son intérêt est grand parce qu’il a une forte résonnance dans la société, tout en étant déjà une problématique artistique. Cependant, quand je dis «transmission», une partie des spécialistes considèrent que le terme est un peu trop convenu pour commencer un débat. Je pense toutefois que ce sont les questions les plus naïves, les plus primitives, celles que l’on croit avoir résolues, qui sont les plus stimulantes pour l’imagination. D’autant plus si l’on souhaite accueillir cent cinquante mille à deux cents mille visiteurs, et travailler sur des territoires spécifiques en intégrant le discours de l’autre. Ce mot simple facilite le dialogue; dialogue qui est à la base toutes les éditions de la Biennale.

Le titre de cette XIe édition, tiré d’un poème de William Butler Yeats, était «Une Terrible Beauté est Née». Victoria Noorthoorn, s’éloignant délibérément du système et du marché de l’art, a débusqué 78 artistes du monde entier, pour beaucoup inconnus en France et en Europe, et leur a demandé d’apporter une réponse singulière aux bouleversements du monde actuel. Partant de là, peut-on dire que cette Biennale a été éminemment politique ?
Thierry Raspail. La Biennale de Hou Hanrou était à mes yeux beaucoup plus politique. Mais cette notion est un concept pour le moins élastique. La démarche de Victoria Noorthoorn était singulière dans le sens où elle aime à traiter de politique sans que l’objectif soit directement politique. Ce qui lui importe avant tout c’est l’idée du soi-même face au monde. Comment se situe l’artiste vis-à-vis du réel? Là est la question qui l’anime. Evidemment, l’artiste ne répond pas en établissant un programme politique, bien sûr, mais en proposant une forme. Nous devons alors faire en sorte que cette forme parle à celui qui regarde, qu’elle continue à le concerner même une fois qu’il a quitté l’exposition. Ainsi, la façon dont nous avons travaillé, et la façon dont Victoria Noorthoorn travaille en général, consiste à penser que pour être politique il faut oublier le discours directement politique.

Lors de cette XIe édition, les créations proposées au public étaient donc esthétiquement politiques, c’est-à-dire qu’elles ne présentaient pas nécessairement des thématiques explicitement politiques, c’est bien cela?
Thierry Raspail. Absolument. La pluralité des œuvres présentées, leur extrême diversité, ont permis de construire une œuvre collective qui ne s’apparentait pas à un discours politique clair et distinct.

Ce n’était pas tout à fait le cas du temps de la Biennale de Hou Hanrou…
Thierry Raspail. C’est vrai. La Biennale de Hou Hanrou proposait des créations liées immédiatement à un système politique donné. Avec Victoria Noorthoorn la notion de politique a pris un sens plus large, moins conceptuel, plus abstrait, renvoyant aussi bien au tragique qu’à la liberté. Cette XIe édition, sans doute plus théâtrale, était donc éminemment politique au sens de «polis » (cité). Ce qui primait, le titre «Une terrible beauté est née» en est la preuve, c’était l’absolue nécessité de la création. Il s’agissait ainsi de mettre avant tout en lumière le rôle de l’artiste en tant que dépositaire d’œuvres, tout en n’oubliant pas, évidemment, qu’il est aussi un citoyen dépositaire d’une pensée politique particulière.

Cette dernière Biennale a été un succès aussi en raison de sa grande cohérence. Les artistes savaient-ils en compagnie de quelles œuvres leur propre création serait exposée?
Thierry Raspail. Bien sûr. D’autant que Victoria Noorthoorn a beaucoup insisté sur le fait qu’il s’agissait de présenter au public une œuvre collective, dialogique, et non une multitude de créations isolées sans rapport les unes avec les autres. En construisant son récit, elle a donc fait preuve d’un autoritarisme sympathique. De plus, beaucoup d’artistes, notamment ceux venus d’Amérique du sud, se connaissaient déjà et avaient du respect pour leur travail respectif. Les artistes, pour la plupart confiants, se sont donc prêtés au jeu sans rechigner, appréciant le challenge qui leur était proposé, et cela malgré leur ego, toujours délicat à manier.

Nous avons appris il y a peu que c’est l’islandais Gunnar Kvaran, directeur du musée Astrup Fearnley à Oslo, qui sera le commissaire de la XIIIème édition. Pourquoi ce choix?
Thierry Raspail. J’aurais pu continuer à creuser du côté de l’Amérique du Sud et des territoires inconnus, mais il m’a semblé important de clore la question de la transmission avec quelqu’un qui parle depuis les marges de l’Europe. De plus, Gunnar maîtrise très bien notre langue, ce qui va faciliter son échange avec les artistes qui résident en France. Il est également historien de l’art et travaille dans un musée privé. De ce fait, il est en prise directe avec les phénomènes de marché, la globalisation, et son regard à ce propos, singulier, m’intéresse fortement. Nous travaillons d’ailleurs ensemble depuis cinq mois, et de jolies idées commencent déjà à se former dans nos têtes. L’aventure de la Biennale continue donc…