Luc Lapraye
TheSquareMeter. La valeur de l’art ou le fétichisme au carré
Elaboré dans une esthétique à la fois neutre et formelle, le projet TheSquareMeter de Luc Lapraye ne se contente pas de fustiger la bulle spéculative liée au marché de l’art. Il nous met face au problème épineux de l’évaluation et de l’importance démesurée prise par la grille marchande au détriment des valeurs traditionnelles, au travers d’une mise en scène mimant et minant la loi de l’offre et la demande.
TheSquareMeter est une série de diptyques, dont le prix de vente au mètre carré est indiqué sur la toile. Le panneau de gauche, accessible à tous, est symboliquement marqué 1 €/m2, tandis que celui de droite suit la courbe économique, grimpe de centaines en milliers et se déplace du premier marché au second au gré des spéculations, de la côte, de la rareté, de toutes ces stratégies qui font monter la valeur d’une œuvre; ouvrant ainsi la voie à des marchés annexes piqués par l’excitation des enchères et atteignant des sommes toujours plus exorbitantes.
Adaptée à toutes les bourses et à toutes les monnaies, la série devient la plus chère de l’histoire et évoque, à l’instar de sa série Numberofzero=valueartwork?, le pouvoir du zéro quant à la valeur d’une œuvre.
Si l’argent définit la valeur de toute chose, il se désigne également comme le désirable absolu. Que l’art contemporain devienne le miroir de la globalisation, en révélant ses acteurs et ses principaux prescripteurs, ne saurait par conséquent se comprendre sans la part de fétichisme qui s’installe à son encontre. Fétichisme de l’objet; ego du collectionneur dont l’achat tient souvent lieu de campagne de communication au service de son capital de visibilité.
Les toiles de Luc Lapraye, traduites en argent à la valeur fluctuante, deviennent une monnaie d’échange. Mais se faisant, elles se trouvent au centre d’un commerce entre les hommes relevant de l’ordre du collectif, du lien. Or c’est bien là que se situe le travail de sape de l’artiste. En inventant un dispositif prenant en charge les difficultés logistiques — du stockage à l’accrochage, en passant par le prêt à consommer —, Luc Lapraye entend décorréler l’aspect artistique de celui commercial. Comme située entre deux irrésolus, sa démarche fictionnalise un point de bascule, celui par lequel l’art se déprend de lui-même et devient l’instrument d’un emballement hystérique qui le pousse aux limites.
En se confrontant à la valeur des intangibles, l’artiste permet d’identifier ce qui se joue dans l’économie mondiale, mais aussi d’en sortir. De cette dynamique circulaire fondée sur la loi de l’offre et la demande, Luc Lapraye construit des récits à chaque étape du processus qui donnent un sens, mobilisent un imaginaire au service de l’échange. Or c’est bien parce que la valeur est d’abord l’objet de croyances ayant des effets réels que cette dernière doit être construite socialement.
De la mise en scène aux récits, la démarche de l’artiste français tend à inventer de nouvelles formes de partage et de création de valeurs qui réhabilitent le désir et nous font sortir de nous-mêmes. S’il n’existe pas de valeur objective, si plusieurs prix sont possibles, car plusieurs avenirs le sont aussi, l’évaluation n’a rien de neutre. Elle n’est jamais la mesure de ce qui est, mais toujours l’expression d’un point de vue au service d’intérêts. Elle est l’acte par lequel la société s’engage en décidant quelles voies seront explorées et quelles autres rejetées.
L’œuvre de Luc Lapraye se saisit de ces équations paradoxales mettant en jeu différentes valeurs: financière, académique, médiatique, symbolique de l’œuvre; elle en produit la doublure comme la critique.
Marion Zilio
Commissariat de Colette Poitevin et Marion Zilio
Vernissage
Jeudi 4 février 2016