Le Festival d’Automne à Paris présente trois de vos pièces: Schwanengesang D744, Le Sacre du printemps et Go Down, Moses. Qu’est-ce qui unit ces trois pièces?
RC: Il y a sûrement un lien qui passe à travers la pensée de l’image. Go Down, Moses se trouve face à un sujet présent depuis toujours: celui de l’irreprésentabilité. L’interdiction n’est pas celle du voir, mais celle de la représentation dans la culture juive. Elle passe par Moïse. Elle est comme le noyau de chaque pièce. Il y a toujours, d’une manière ou d’une autre, un point caché, qui est irreprésentable.
Dans chacune de ces trois pièces?
Il y a trois façons différentes d’exprimer ce rapport d’interdiction, de difficulté, de crise, ce rapport asymétrique, cette maladie. Cela vient évidement de la Grèce.
De la Grèce plus que du judaïsme?
Notre culture est la combinaison de la culture grecque et de la culture juive, c’est Saint Paul.
Nous sommes tous des enfants de Saint-Paul?
C’est lui qui, à un certain moment de l’histoire, a croisé les cultures. Toutes deux sont là. C’est donc intéressant de considérer la représentation chez les Grecs et chez les Juifs, et ce que ça donne. Il y a même un côté expérimental dans la tension de leurs combinaisons…
Les trois pièces présentées au Festival d’Automne à Paris ont-elles un lien avec le cycle du Voile noir du pasteur auquel appartient notamment The Four Seasons Restaurant?
Probablement oui, même si Le Voile noir du pasteur est devenu plutôt un fantôme. Je n’étais pas capable de le faire. C’est devenu une énergie qui a contourné les spectacles que j’ai fait après, même de toutes petites choses ont été touchées par ce noyau.
Peut-on comparer ce travail autour de la nouvelle de Hawthorne à certaines séries en peinture, ou à Cézanne quand il retourne devant la montagne Sainte-Victoire. Est-ce que vous tournez autour du Voile noir du pasteur?
Peut-être. Cette obsession n’est pas consciente. C’est encore une question complètement ouverte. Je tourne autour de la Sainte-Victoire, je cherche des prises pour grimper et après je tombe, c’est vrai. Le titre le plus fort dans le rapport au Voile noir est peut être Go Down, Moses.
Vous avez dédié vos réflexions au monothéisme. Qu’est-ce qui vous a attiré dans le paganisme du Sacre du printemps?
L’histoire de Moïse est l’histoire du veau d’or, le paganisme est bien présent.
L’un ne peut pas exister sans l’autre?
L’un est le pendant de l’autre. La Bible est très claire. Découverte de ce Dieu sans visage, sans nom, et le veau d’or que tu peux toucher, que tu peux adorer. Il y a toujours un contrepoids, c’est fondamental. Le Sacre du printemps c’est exactement ça, la scène du veau d’or, l’aspect païen. Il y a l’explosion de la nature, la renaissance de la vie. Mais c’est aussi un rituel de mort, une jeune fille va mourir. Il y a un côté sombre, il s’agit d’un sacrifice humain, la joie est un peu problématique. Je n’ai pas voulu de reconstitution du rituel russe païen. Je pense même qu’il s’agit d’une fausse piste. Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui la nature? Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui le printemps, la danse, la jeunesse, la renaissance de la vie? Je pense que ce sont des choses totalement abstraites. Ou alors on tombe dans le piège de l’illustratif, dans le piège du vitalisme. Mais l’idée de la danse, de la chorégraphie, reste un thème fondamental. Ce n’est pas possible de sublimer Le Sacre du printemps à travers une image figée.
Il faut donc détruire ces représentations?
Les détruire oui, mais en les interprétant de manière cohérente et non par un choix iconoclaste. Je veux travailler sur l’idée originale de Stravinsky, elle doit devenir mon idée et devenir une idée de notre époque. Le Sacre du printemps est un monument intimidant, écrasant même. Mais tenter de retourner à son esprit originel serait une grande erreur. J’ai réfléchi sur sa dimension chorégraphique, et j’ai eu l’idée de faire danser de la poussière. Il s’agit de briser, d’atomiser les danseurs. Mais la danse reste là. Les mouvements, les pirouettes, les figures les plus traditionnelles de la danse sont exprimées à travers la poussière. J’ai utilisé une poudre fabriquée à partir d’os d’animaux qui sert de fertilisant. Donc il y a un rapport avec la terre. On appelle la terre pour faire sortir……
…mais cette poudre est comme de la cendre.
C’est la mort.
Vous passez directement de la terre à la mort?
Exactement. Il y a cette idée d’industrialisation de la nature qui appartient à notre époque. Les paysans n’existent plus. Notre rapport avec la nature passe par la technologie. Disparition des paysans ou disparition de l’homme, comme à la fin de The Four Seasons Restaurant.
Y-a-t-il une continuité entre la séquence finale de The Four Seasons Restaurant et Le Sacre du printemps?
Oui, il y a une soudure entre les deux pièces, elles sont soudées.
Le théâtre peut-il exister sans présence humaine?
Je pense que oui.
Souhaitez-vous signifier la fin de l’homme ?
Je ne crois pas, parce que même s’il y a de la poussière, cette poussière représente l’acteur. L’acteur et le spectateur sont les deux éléments minimaux, le cadre à travers lequel le théâtre advient. Même si l’acteur n’est pas en chair et en os, même s’il est transformé en poussière, ou en formes géométriques, ou en animaux, il reste l’Acteur avec un A majuscule. Ce qu’on ne peut pas changer du tout, c’est la présence du spectateur.
La part de la musique classique s’est imposée dans votre oeuvre, notamment depuis Parsifal que vous avez monté à la Monnaie en 2011. Comment est né ce besoin de passer par l’oeuvre lyrique, par le chant, pourquoi cette importance du chant?
Auparavant, je préférais acheter des CD et écouter. Ma rencontre avec l’opéra s’est faite à travers la découverte de la puissance de la musique réelle, produite par des bois, des cordes. C’est la puissance de cet univers qui m’a attiré. Il s’agit vraiment de découverte. C’était comme enlever un voile et voir la musique d’une façon tridimensionnelle.
Et c’est alors que vous avez accepté d’intervenir, de devenir metteur en scène d’opéras.
J’aime bien ce travail parce que j’aime bien la limite comme idée générale, j’ai besoin de limite. Et ça m’intéresse de voir comment mon travail peut être décalé dans une autre forme de limite, lorsqu’il s’agit d’entrer dans la maison de quelqu’un d’autre. Même si la maison est complètement vide. La maison de Wagner est un château totalement vidé, mais on a quand même l’architecture, les pièces sont construites, il faut y rentrer et y vivre. Il s’agit d’une limite très forte parce tout a été fixé, à commencer par la plus contraignant: la durée. C’est comme un objet congelé dans le temps, et ça, c’est la difficulté la plus lourde à accepter. Mais il s’agit d’un bonheur.
Dans Le Sacre du printemps, vous avez ce temps assigné, vous ne pouvez pas ajouter une seconde!
Une seconde, c’est déjà une énormité, sur les trente-quatre minutes du Sacre du printemps. C’est une pièce pour les nerfs, pas pour la conscience. Cela va tellement vite, qu’au niveau épidermique tu peux ressentir toute l’énergie, c’est presque une électrocution.
Vous pensez à la souffrance du spectateur?
A l’époque c’était un choc. Je pense qu’il faut réveiller cet effet de choc, ne pas donner le temps au spectateur de comprendre ce qui se passe, ni la possibilité de s’échapper.
Y-a-t-il un apport de votre compositeur, Scott Gibbons pour Le Sacre?
Il prépare une première partie au Sacre. Les deux parties formeront comme deux hémisphères du cerveau. La musique de Stravinsky au niveau rythmique est très ordonnée, même s’il y a le chaos, et Scott travaille d’une autre façon, moins organisée. Il opère avec des instruments scientifiques développés à l’université de Glasgow qui ne sont pas des micros à proprement parler. Ce sont des machines capables de détecter les bruits au niveau atomique, ceux de mouvements browniens. Et ces bruits ne sont pas sans ressembler à ceux du cosmos, à ces signaux lumineux convertis en sons, comme ceux des trous noirs diffusés dans The Four Seasons Restaurant.
A votre première participation au Festival d’Automne à Paris, en 2000, il y avait déjà ce double pilier de l’opéra et de la Bible, avec Il Combattimento, de Monteverdi, et la musique de Scott Gibbons, et Genesi, qui retraversait la Genèse.
Et on va continuer avec l’Exode, le livre suivant. C’est une coïncidence. Je n’y avais pas pensé.
Propos recueillis à Bologne mars 2014
Informations
Le Sacre du printemps
La Villette-Grande Halle
Du 09 au 14 décembre 2014