Un portrait du Fayoum réalisé ente le second et le quatrième siècle de notre ère, un corail-cerveau, une peinture du XIXe siècle de Robert Scott Lauder, un repose-tête en bois d’Afrique du Sud, un vase en porcelaine du XIXème siècle, provenant de Chine, de la Dynastie Qing, un dessin d’Erwin Wurm de 2006, une gravure représentant une carte de la terre, de Nicolas Visscher de 1658, telles sont les pièces éclectiques qui inaugurent cette étonnante exposition et qui plongent le visiteur dans une séduisante mise en scène aux allures souvent de cabinet de curiosités et au titre annonciateur : un théâtre du monde.
Ainsi dialoguent des objets, des objets d’artisanat avec des œuvres d’un art dit «primitif», des œuvres contemporaines — et non des moindres — avec des œuvres du passé, des œuvres occidentales avec des objets à caractère ethnographique et plus généralement, des œuvres avec l’espace qui les entoure comme dialoguent aussi la pénombre avec l’éclairage qui la transperce.
Il s’agit pour la Maison Rouge — qui va bientôt célébrer son dixième anniversaire —, de présenter un dialogue entre une collection privée — celle de David Walsh, collectionneur féru de mathématiques qui a fait fortune en jouant aux jeux de hasard et dont la collection est exposée dans le musée qu’il a créé en 2011, le MONA (Museum of Old and New Art) — et celle d’un musée public de type encyclopédique — le TMAG (Tansmanian Museum and Art Gallery), créé en 1843.
Ce dialogue est orchestré par Jean-Hubert Martin, commissaire de l’exposition, qui fut l’organisateur en 1989 de l’exposition «Les magiciens de la terre» et auquel David Walsh a fait appel, pour sa conception décloisonnante de la muséographie et pour la priorité qu’il donne à une approche sensible des œuvres.
Enrichie des prêts du musée du Louvre, du Musée des beaux-arts de Lyon et de la fondation Maeght, l’exposition déploie un impressionnant dédale divisé en dix-sept sections thématisées, comme «Épiphanie», «Rétrospection», «Genèse», «Apparition» «Aura» ou «Au-delà ». Le visiteur croise un sarcophage de l’antiquité égyptienne face à une sculpture de Giacometti, rencontre entourée par une exceptionnelle collection de Tapas — étoffes en écorce battue et peintes —, provenant pour la plupart de Papouasie-Nouvelle-Guinée, mais aussi de Polynésie, une série de masques et de boucliers provenant du même lieu ou d’Afrique, une œuvre en volume de Jake et Dino Chapman exécutée d’après une gravure de Goya, montrant des suppliciés, échelle un, ligotés à un arbre, une toile de Jean-Michel Basquiat ou de Erro, une installation surprenante de Julius Popp, où un mur d’eau tombe de façon séquentielle et dont les gouttes écrivent des mots, un anneau de bande magnétique flottant et se tortillant en l’air. Comme par magie, entre deux ventilateurs — œuvre de Zilvinas Kempinas —, un film montrant deux chiens fascinants et fascinés, suivant patiemment du regard quelque chose en hors-champ ; il semblerait parfois que c’est l’anneau flottant de l’œuvre qui fait face — œuvre de William Wegman —, une série de bâtons rituels, d’épées et de fourreaux venant d’Afrique, un film montrant Gordon Matta-Clarck coupant en deux une maison, ou encore, un portrait de cadavre photographié par Andréa Serrano.
Si les pièces sont éclectiques, qu’elles relèvent de la création artistique occidentale ou d’objets rituels ou fonctionnels de cultures extra-occidentales, qu’ils soient entre eux anachroniques, leur présentation cherche à mettre en évidence leur familiarité, leur ressemblance formelle ou thématique, les liens qui peuvent les unir. Leurs interactions créées par la mise en scène, qui touche parfois à la pratique artistique de l’installation, ne sont pas éloignées de ce que Jean-Jacques Lebel appelle, non un montage, mais un «montrage». Il s’agit là d’un parti pris muséographique que Jean-Hubert Martin appelle: «le musée des charmes». Celui-ci «se veut avant tout visuel. Il fait appel à la sensibilité et aux émotions. Il relègue au second rang le discours érudit et pédagogique. C’est une poésie visuelle et une pédagogie du sensible qu’il entend mettre en œuvre» (Jean-Hubert Martin, Théâtre du Monde, Paris, catalogue de l’exposition, co-édition Fage et La maison rouge, 2013, p. 26) . Cela se traduit par un parcours — parfois dans la pénombre —, où aucun texte ne vient perturber le regard du visiteur, sinon une discrète numérotation et le titre de chaque section qui se résume à un mot. Les informations sur les œuvres sont consignées dans un livret remis au visiteur grâce auquel celui-ci peut se repérer. Le choix opéré revient ici à privilégier la dimension phénoménologique des œuvres et, par leur mise en relation, de privilégier une approche anthropologique de l’art.
Ainsi, à travers plus de trois cent œuvres provenant de quatre mille ans des productions humaines se dégagent des thématiques fortes, que partagent des cultures ou des civilisations éloignées par le temps ou par la géographie, des thématiques comme le mystère de la vie, celui de la mort, l’au-delà , la guerre, la violence, la passion, la peur, la beauté. C’est à ce parcours qu’est invité le regardeur, tel un parcours initiatique.
Outre le caractère exceptionnel de nombreuses pièces et œuvres présentées, outre le fait de découvrir des œuvres et des artistes méconnus sur la scène artistique européenne, l’exposition offre au visiteur l’occasion de découvrir ou de re-découvrir des œuvres fortes, comme un dessin de Picabia (French-Cancan, 1936-1938), une aquarelle de Kandinsky (Ascension, 1929), un bronze de Max Ernst (L’Imbécile, 1961) présenté sur un autel en forme de divinité tête d’oiseau, datant de quatre mille avant J.-C. et, provenant de Syrie, une grande photographie d’Oleg Kulik où l’artiste s’accouple à un chien (Famille du futur, 9, 1997), les œuvres fortes de Berlinde De Bruyckere, une superbe toile de Sam Francis (Sans titre, 1978), un puissant dessin au fusain de Ricardo Fernà ndes (Caballito, 2006), un magnifique masque Malanggan provenant de Papouasie-Nouvelle-Guinée, un cercueil en forme de voiture (Cercueil Mercedes Benz, de Paa Joe, 2010) ou encore cette œuvre fascinante et magique de Jason Shulman (Bougie décrivant une sphère, 2006), où une simple flamme de bougie au milieu d’un sombre espace circulaire donne lieu à une sorte de sphère virtuelle, à un halo étrange de lumière autour de la lumière de la flamme, jusqu’à faire douter le regardeur de son propre regard, le laissant dans le mystère du subtil et simple dispositif.
Si le visiteur est invité ainsi à une expérience sensible et esthétique d’une grande qualité dans ce surprenant dédale, il demeure qu’un des intérêts de cette exposition est aussi de soulever un certain nombre de questions concernant notre rapport à l’art, à la culture et à la connaissance. Nous ne pouvons que nous réjouir du fait que la présentation privilégie les dimensions phénoménologique et anthropologique des œuvres car celles-ci manquent parfois, sinon souvent, dans des présentations qui préfèrent une entrée discursive ou conceptuelle.
Toutefois, la recherche d’une dimension universelle de ce qui seraient les universaux de l’humanité, à travers la grande diversité de ses artefacts, le décloisonnement, la décontextualisation, la recontextualisation opérée, les dialogues instaurés par des rapprochements de type analogique, s’ils sont évidemment producteurs de sens, le sont-ils de façon intrinsèques aux œuvres ou bien produit par l’orchestration du commissaire d’exposition? L’ambition de l’exposition permet-elle un rapport direct avec les pièces ou bien les entraîneraient-elles dans un discours implicite par la prégnance des dispositifs de présentation? Qu’en est-il de ce qui relève d’une collection privée? Le collectionneur, tout comme le commissaire d’exposition, ne chercheraient-ils pas, à travers les œuvres collectionnées ou montrées, à faire, eux-mêmes, œuvre? Voilà des questions qui restent ouvertes au cours de la visite de cette exceptionnelle exposition.
Alors, l’exposition «Théâtre du monde» tenterait-elle d’échapper, de déjouer ou bien de jouer autrement ce que Chris Marker par la voix de Jean Négroni annonçait dans son magnifique court-métrage anti-colonialiste, réalisé en 1953, avec Alain Resnais — et censuré pendant huit ans —, Les Statues meurent aussi: «Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture. Un objet est mort quand le regard vivant qui se posait sur lui a disparu»? Il est fort à parier — ce qui ne peut que plaire à David Walsh — que «Théâtre du monde» cherche, dans notre rapport à la culture et à l’art, à préserver du regard la part la plus vivante.
Å’uvres
Exposition des collections de David Walsh, MONA (Museum of Old and New Art), et du TMAG (Tasmanian Museum and Ar Gallery).
Artistes
Vernon Ah Kee, Dieter Appelt, Jean-Michel Basquiat, Samuel Beckett, Hans Bellmer, Arthur Boyd, Daniel Boyd, Berlinde De Bruyckere, Polly Borland, Pat Brassington, Günter Brus, Luis Buñuel, Tom Chamberlain, John Coplans, Salvador Dali, Wim Delvoye, Julia de Ville, Lee Dongwook, Robert, Dowling, Max Ernst, Erró, Jan Fabre, Sam Francis, Ruth Frost, Tony Garifalakis, Alberto Giacometti, Robert Gober, Gregory Green, Patrick Guns, Neil Haddon, Patrick Hall, Brent Harris, Ivor Hele, Ricardo Hernández, Thomas Hirschhorn, Damien Hirst, Paa Joe, Emily Kame Kngwarreye, John Kelly, Zilvinas Kempinas, Killoffer, Taiyo Kimura, Iannis Kounellis, Juul Kraijer, Oleg Kulik, Allan Mansell, Gordon Matta-Clark , Alasdair McLuckie, Boris Mikhailov, Manolo Millares, Nell, Hermann Nitsch, David Noonan, Sidney Nolan, Peter Peri, Stieg Persson, Francis Picabia, Adam Putnam, Julie Rrap, Claude Rutault, Andres Serrano, Petroc Sesti, Markus Schinwald, Jason Shulman, Roman Signer, Ingrid Smolle, George Tjapaltjari, Albert Tucker, Felice Varini, Sandra Vasquez de la Horra, Ruth Waller, Andy Warhol, Judy Watson, William Wegman, Brett Whiteley, Sue Williams, Erwin Wurm, Ah Xian, etc.