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Théâtre des opérations

PPhilippe Godin
@25 Mai 2010

«Théâtre des opérations», le titre volontairement militaire de l’exposition nous plonge au «cœur des ténèbres» tout autant que des lumières (Ultralight) qui éclairent notre présent. Par les tensions de ses œuvres, Djamel Kokene exprime celles qui traversent la production de subjectivité de notre temps.

Harold Rosenberg avait créé le concept de «dé-définition de l’art», Djamel Kokene propose une dé-identification de l’artiste contemporain. Non sans violence, il le scalpe même!

Dans l’une des Å“uvres, Ghost, il présente peut-être le «dernier» des readymades. Une perruque de cheveux naturels avec en son centre une tonsure en forme d’étoile est piquée sur une tige en bois. Cette pièce rappelle l’image exotique du scalpe comme trophée de guerre que les Indiens pratiquaient sur leurs ennemis, mais aussi les images d’une certaine origine de la «modernité» (tout autant sauvage) politique et artistique: la prise de la Bastille et le readymade de Duchamp.

Cette œuvre convoque notre mémoire collective, sur le mode de l’effroi: celle des révolutionnaires de 89 promenant des têtes au bout d’un pique dans les rues de Paris. D’autre part, Ghost, renvoie explicitement au célèbre cliché de Man Ray (1919) montrant Duchamp de dos avec les cheveux ras et portant, en signe de tonsure, une étoile filante sur le crâne.
Avec cette œuvre, Djamel Kokene ne propose donc pas un readymade (de plus) mais se réapproprie une attitude: celle-là même à laquelle nous convia Duchamp en faisant de sa vie une œuvre d’art fût-elle limitée à une coupe de cheveux!
Ce «scalp» est aussi une manière de rappeler que l’art lui-même est hanté par un acte de mise à mort qui n’en finit pas de revenir et dont cette œuvre est comme l’ultime geste!
Show Me God en forme de bâton de pèlerin prolonge aussi cette thématique. L’usage du marbre renvoie à cette quête de l’Eternité mais peut également suggérer ironiquement la panoplie d’un personnage de Star Wars!

La force des œuvres de Djamel Kokene réside dans cette capacité déplacer les limites de l’art en jouant sur la notion même de limite, questionnant la construction de l’identité artistique tant au niveau de l’œuvre que de la personne supposée «artiste».
Djamel Kokene poursuit ainsi, en les complexifiant, les grandes ruptures conceptuelles introduites par Marcel Duchamp, Francis Picabia ou John Cage, montrant que l’art se doit de travailler de plus en plus sans filets, sans bases ou normes transcendantes. 

Cette critique d’une identité prédéfinie de l’artiste se manifeste encore dans l’«autoportrait» Dinar to Dinard.
Sur une feuille de buvard rouge sépia sobrement encadré, Djamel Kokene a apposé discrètement sa signature en la recouvrant d’un étrange cachet portant la formule «Dinar to Dinard». Cette expression évoque tout autant la monnaie du pays d’«origine» de l’artiste que la ville bretonne où il vécut. Djamel Kokene opère ainsi un subtil jeu de dissémination de l’identité par le choix du buvard qui absorbe et par l’usage du tampon qui circonscrit la singularité de la trace écrite.
Le tampon peut aussi renvoyer à la technique d’impression des motifs sur tissus pratiquée encore dans certains pays arabes, comme à son emploi dans les œuvres d’un Schwitters par exemple.

Zigzag manifeste également violemment notre rapport à l’autorité. Cette fois-ci Djamel Kokene interroge avec ironie l’échec de la révolte par l’installation d’une barrière de police défoncée et placée symboliquement de travers entre le mur et le sol.
Le jeu sur cet entre-deux vise à susciter une hésitation chez le spectateur. L’œuvre semble jetée sur le sol (vestige désaffecté d’une révolte urbaine ?). Elle «erre» véritablement au sens où Lacan désigne par ce terme «quelque chose comme la lancée. La lancée de quelque chose quand s’arrête ce qui la propulse». Formule qui renvoie encore une fois à notre rapport ambivalent à l’autorité, au «non-dupe erre».

On retrouve cette idée d’un mouvement pétrifié en son élan dans Le Récit du bonheur: une table sans pieds dont le plateau semble s’enfoncer délibérément dans le sol repose directement sur dix chaises noires, empêchant de s’y asseoir.
On pourrait penser à certains objets surréalistes, insolites (tel cet «objet empêché» de Man ray d’un métronome qui ne scande plus le temps). Ce que Michaux disait de la construction d’une table par un schizophrène pourrait également s’appliquer à l’œuvre de Kokene: «Table déshumanisée, qui… se refusait au service et à la communication. En elle quelque chose d’atterré, de pétrifié. Elle eût pu faire songer à un moteur arrêté». Table véritablement «schizophrénique» puisqu’elle invite à la fois à être le lieu même de nos débats démocratiques, et qu’elle empêche toute discussion par sa transformation absurde !

La dernière pièce de l’exposition, Le Rêve de l’ange perdu, est une photographie énigmatique, comme sortie d’un film de David Lynch, exprimant un bigbang intérieur. Des cornes de mouton sur un trottoir couvert de moisissures verdâtres renvoient peut-être à la mémoire intime de l’artiste se souvenant d’une scène de l’enfance à nettoyer les restes d’une fête de l’Aïd. Mais elle évoque aussi la célèbre toile de Klee d’un ange qui regarde en arrière la tempête de l’histoire (Angelus Novus). Histoire dont le mot apparaît flouté dans l’image Dvd offerte à l’entrée de la galerie: Le Grand Livre de l’Histoire du monde comme pour rappeler au spectateur la fin des «grands récits» au profit d’un devenir-fragmentaire que cette exposition met en scène de manière convaincante.

— Djamel Kokene, Diffraction, 2010. Dvd vidéo HD. 1 min 35
— Djamel Kokene, Dinar to Dinard (autoportrait), 2010. Tampon sur buvard et signature. 31,5 x 21,5 cm encadré

— Djamel Kokene, Ultra light, 2010

— Djamel Kokene, Ghost, 2010. Tige en bois, perruque de cheveux naturels faite main, pièce unique, 100 x 5 x 25 cm
— Djamel Kokene, Le Rêve de l’ange perdu, 2010. Photo couleur contrecollée sur alu. 133 x 93 cm encadré
— Djamel Kokene, Monument aux non-morts, 2010. Socle mural, brique rouge, crayon, feutre sur papier. 41,5 x 70 x 38 cm
— Djamel Kokene, Show Me God, 2010. Marbre noir fin belge poli, bague en métal argenté. 200 x 5 cm

— Djamel Kokene, Souvenir d’un souvenir, 2010. 6 dessins sur photo sur bois, un texte, pièce unique, dessin: 21 x 29,5 cm chaque ; texte: 30 x 40 cm
— Djamel Kokene, Zigzag, 2010. Barrière de police en acier et en hypoxie chromé. 110 x 200 x 46 cm
— Djamel Kokene, Récit du bonheur. Plateau en bois et mélaminée chêne clair, 10 chaises noires, plateau. 300 x 80 cm

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