Quoi de plus évident que cette exposition qui mêle art et économie en ces temps de crise? Quoi de plus appropriés à notre époque que ces artistes qui infiltrent le marché dans une perspective critique, en sapant les fondements d’un système encore basé sur la matérialité de l’œuvre (l’entreprise Ouest-Lumière), en détournant ses lois, ses codes et son langage (Raphaël Boccanfuso) jusqu’à instaurer une véritable «insurrection par les signes» (Zevs).
L’exposition The Wealth of Nations, dont le titre est emprunté à l’œuvre de Henrik Plenge Jakobsen — elle-même inspirée par le célèbre ouvrage d’Adam Smith, père fondateur du libéralisme — tombe à point nommé. Elle alimente le débat actuel entre ironie résignée et engagements.
De la performance foudroyante de Zevs, on garde le souvenir d’un cri retentissant et d’un euro dégoulinant de peinture jaune sur un fond noir. Ce symbole monétaire violemment — et littéralement — «liquidé», victime d’une exécution sommaire par projection de matière, souligne les rapports de force propres au libre échange et la pression (visuelle) exercée sur les consommateurs. Acte de vandalisme ironique commis dans les lieux d’art — le Palais de Tokyo en l’occurrence —, il dit leur infiltration progressive par l’économie, dans un mouvement continu du public vers le privé, de l’art au marketing. Destitué de son statut d’icône, le logo Chanel subit le même sort.
Cet esprit de sabotage est partagé par Raphaël Boccanfuso qui reproduit sur différents supports (affiches, cartes postales) des oeuvres majeures de l’abstraction moderne, légèrement modifiées, échappant ainsi à la législation sur les droits d’auteur. Savoir disposer ses couleurs, variations sur les toiles de Malévitch et de Mondrian, transforme en statistiques les doctrines plastiques des grands maîtres. Les couleurs originales, minutieusement découpées, sont recollées et réorganisées sous forme de diagramme à bâton, indiquant la proportion de bleu, de rouge et de jaune existante au sein du tableau. Le quantitatif se substitue à l’esthétique. L’art et sa promotion ne font qu’un, comme dans Parce que ça les vaut bien, où l’identité visuelle du mécène (L’Oréal) se confond avec l’œuvre.
Pression et Depression… Yann Toma dessine les contours d’une croissance en dents de scie, fidèle lui aussi au langage formel de l’économie, où le chiffre est à la courbe ce que la lettre est au mot. Avec Henrik Plenge Jacobson, l’étagement de cartons — toujours dans cette même logique quantitative — et l’affichage confrontent l’un à l’autre le libéralisme et le marxisme. Si chaque camp arbore une couleur spécifique, leur construction est similaire. Peut-être une façon déguisée de rapprocher ce que tout oppose, une théorie en valant bien une autre ? L’occasion de rappeler également que la valeur-travail, fondement et ciment du marxisme, a d’abord — et paradoxalement — été théorisée par les « classiques » : Adam Smith et Ricardo.
L’entreprise artistique de Ouest-Lumière, elle, ne connaît pas la crise. Nationalisée sous le nom d’EDF en 1946 et réactivée par Yann Toma en 1991 (devenant par là -même son président à vie), elle échappe au déclin des idéologies et aux transformations socio-économiques de ces dernières années. Source d’énergie réflexive, son capital symbolique, partagé par des actionnaires d’un nouvel ordre, véhicule un flux de changement, tourné vers un avenir moins individualiste.
Etroitement enlacés, l’art et l’économie s’épousent ici pour le meilleur et pour le pire. Baptiste Debombourg scelle définitivement leur alliance en creusant dans le catalogue de vente par correspondance La Redoute les sillons d’une abstraction colorée, rendant visibles les couches successives d’une sédimentation — irréversible ( ?).
Yann Toma
— Pression / Depression, 2009. ampoules, tendeurs EDF. 30 x 47 x 5 cm
Zevs
— Liquidated currency Euro, 2009. Peinture murale accompagnée de son kit de réalisation (dans la vitrine). Dimenions variable
Henrik Plenge Jakobsen
— The Wealth of Nations, 2004 – 2009. Installation. Dimensions variables
Baptiste Debombourg
— La Redoute, 2009. Catalogues découpés sous plexiglas. 26,4 x 22,2 cm
Raphael Boccanfuso
— Parce que ça les vaut bien, 2009. Présentoir, tourniquet, cartes postales avec droit d’impression et fichier fourni. 190 x 30 x 30 cm