The Song, Anne Teresa de Keersmaeker
« Les porteurs d’ombre travaillent dans l’infra mince » (Marcel Duchamp)
The Song est d’abord un murmure. Celui du mouvement qui s’élance et se déploie, expire pour renaître ailleurs. Le frottement du corps et de l’air, la caresse grinçante des pieds sur le sol, l‘impact assourdi d’un saut, le sifflement d’une pirouette… Rien d’autre que la musique d’une danse qui s’impose au silence, exploration muette de l’espace par le corps, quête d’équilibre et d’harmonie en vain renouvelée. Le décor, minimal, se réduit à la lumière. Soliste spectrale, elle découpe la scène en surfaces lisses ou enveloppe les danseurs d’une pénombre moirée, scintillante par instant comme si elle abritait une galaxie.
Très vite notre œil, plongé dans le noir par intermittence, souffre du manque de visibilité. L’oreille, privée de musique, se tend au moindre bruissement. La danse d’Anne Teresa de Keersmaeker chuchote, légère, volatile, exigeant de nous une attention des plus soutenues, une écoute véritable. Elle tyrannise nos sens ; étire le temps, le fige ; distille l’accompagnement sonore pour en extraire l’essence : quelques notes de guitare étouffées, le fredonnement d’une mélodie, une explosion de décibels brisant enfin le silence avec l’impétueux Helter Skelter des Beatles… Après une brillante carrière, la chorégraphe belge prend le parti de la radicalité et révèle en creux l’architecture du spectacle, dont on retient ici la composante principale : le mouvement ou, plus élémentaire encore, la seule présence sur scène.
Nombreux sont ceux qui succomberont à l’impatience, qui puniront cette vertueuse absence de superflu par une sortie précoce et sans manières, répliquant à la susurration du geste dansé d’un claquement de portes et de fauteuils. Pourquoi tant de haine (et de sans gêne) !? L’investissement demandé au spectateur − l’exigence de réception − n’est-il pas l’une des plus belles marques de respect qu’une chorégraphe peut offrir à son public ? Quel présent plus authentique que cette danse se réinventant à chaque instant, instable, imprévisible ? Quoi de plus émouvant que ce corps dont on ne sait s’il va choisir la droite ou la gauche, la verticalité du saut ou l’abandon de la chute, la courbe ou la ligne droite, la vitesse ou le repos ? Anna Teresa nous rappelle, par ces continuels déplacements de groupe, ces combinaisons évolutives de danseurs, répétitives, que la danse est d’abord une circulation, une activité du vivant – électrique, globulaire, atomique. Si chacun décrit sa propre trajectoire, elle n’en est pas moins définie pour l’ensemble, électrons gravitant autour d’un noyau et s’échappant parfois de son emprise.
Derrière nous, les fauteuils continuent de se refermer bruyamment. Mais beaucoup résisteront à la longueur, au silence, aux répétitions. Et cette confiance sera récompensée au centuple par quelques moments de grâce, comme ce solo d’ombres interprété et chanté par la seule danseuse du groupe. Aiguisés par l’attente, préservés d’un trop plein d’images et de sons, entraînés à déjouer les clairs-obscurs, nos sens en arrivent à percevoir l’imperceptible, l’inframince, s’enivrant de la beauté miroitante d’une bâche qui se tend et replie sur elle-même – coucher de soleil sur l’eau. Une apothéose que l’on doit aux scénographes Ann Veronica Jansenn et François et dans laquelle se devine aujourd’hui la présence étoilée de Pina Baush, disparue quelques jours plus tard. Sans aucun doute, Anna Teresa lui aurait dédiée cette tombée de rideau comme elle lui a dédicacé, mardi soir, au Théâtre des Abbesses, son solo Sister.