Atypique, inclassable, Jérôme Bel est désigné en France comme le héraut d’un mouvement qui ne trouve pas son nom, entre danse conceptuelle, théâtre de gestes et d’actions. La danse y est envisagée comme un point de vue sur le corps en scène, à partir duquel porter un regard critique sur les normes de représentation et leurs implications politiques. Jérôme Bel se démarque par la radicalité de sa proposition, par sa façon d’interroger à nu les racines de la théâtralisation, sociale et artistique, des corps contemporains. Il installe ainsi l’action de The Show must go on dans une trivialité qui lui est habituelle, dans une économie de moyens, réduits au minimum signifiant. Le sol du plateau est brut, le jeu de lumière simple, les vingt-deux interprètes et le disque-jockey au pied de la scène sont habillés de façon très ordinaire. Si spectacle il y a, il ne tiendra donc pas à la force de l’artifice mais à la capacité de la pièce à activer des leviers psychologiques donnant l’illusion d’une célébration euphorique et fédératrice.
Le processus chorégraphique de The Show must go on repose sur deux principes. Selon le premier, déjà expérimenté avec Xavier Le Roy et systématisé après 2001, Jérôme Bel délègue une partie de la création. Ici, les interprètes initiaux ont contribué au choix des titres, tandis que le DJ, alter ego du chorégraphe et chef d’orchestre du divertissement, mène littéralement la danse. Réduit à passer un à un les disques, sans ménager de transition, ce dernier n’est pas plus mis en valeur, incarnant sa fonction a minima. La sélection musicale, des tubes de la musique pop, rock ou de la variété, compte enfin sur la capacité des spectateurs à faire vivre la mémoire collective et à le manifester, quitte à ce que cette participation attendue entame la possibilité de maintenir une position critique.
Le second principe de création relève davantage d’une contrainte expérimentale. Prolongeant son interrogation sur les rapports entre danse et langage, Jérôme Bel conçoit la chorégraphie comme la transcription littérale des paroles de chansons qu’il diffuse. L’idée, bien que très simple et limitée dans ses possibilités d’expression, n’en ouvre pas moins sur des tableaux d’une grande efficacité, illustrant la façon dont la musique populaire contamine l’assistance et déclenche des réflexes de mémoire, des comportements sociaux ou des mouvements du corps. Dans The Show must go on, Jérôme Bel travaille essentiellement la performativité du discours dans l’industrie du divertissement en lui donnant le pouvoir d’une prescription scénique. Tonight de West Side Story annonce simplement le spectacle à venir (la chanson est diffusée dans le noir complet), Let the Sunshine installe progressivement la lumière, Come Together fait enfin apparaître le groupe de vingt-deux interprètes.
De physiques différenciés (sexes, âges, tailles, couleurs de peau, de cheveux), ils représentent un groupe anonyme, certes hétérogène mais qui au final n’aura jamais réellement l’occasion d’exhiber ses singularités. A leur entrée sur scène, ils s’alignent face aux spectateurs, l’air blasé, en nette rupture avec la musique pulsée et l’engouement qu’elle suscite dans la salle. En se présentant comme étant simplement là , ils semblent réclamer du public une empathie au-delà de la communication, au-delà du signifiant. Au son de Let’s Dance, ils entament une danse libre, commune et décomplexée; quand, sur I Like to Move it, le beat d’eurodance hystérise la masse qui progressivement devient compulsive, animale, se déshabille et s’épuise à coups de répétitions épileptiques. Tous investis dans leur rôle commun, ces danseurs amateurs interprètent une farce sur la médiocrité, affichant une auto-dérision désinhibante et une jouissance visiblement communicative.
Pour celui qui prend le donné-à -voir pour argent comptant, la proposition se réduit à une succession de tableaux pauvres, souvent grotesques, de gags et de poésie facile, où un groupe d’amateurs est renforcé dans son amateurisme. La majorité du public participe à cette communion divertissante et se repaît de la farce jusqu’à la sur-réaction, hilare et généralisée. Avant même que les acteurs ne soient entrés sur scène, leurs applaudissements battaient la mesure et saluaient la fin des chansons. Moins nombreux qu’à la création de la pièce en 2001, quelques spectateurs s’en sont certes allés avant la fin mais en soignant leur départ d’un salut à la salle, ils ont semblé concéder à leur manière un moment de réjouissance collective. Cependant pour ceux qui, parmi le public, connaissent les intentions de Jérôme Bel, The Show must go on fait en revanche la démonstration en actes d’un conditionnement subliminal par la musique industrielle, livrant une critique acerbe du pouvoir autoritaire et débilitant du capitalisme. Refusant de participer aux effusions de masse, ce dernier public vit une expérience douce-amère, pouvant être à la fois amusé et terrifié par les réactions que le spectacle provoque.
Dans la suite des tableaux, l’accumulation des clichés musicaux crée des situations qui se prêtent à ce double point de vue. La Macarena, tube du monde global, synchronise les danseurs dans une communion euphorique, en même temps qu’elle uniformise les expressions individuelles sur une rythmique pauvre, pensée pour son efficacité commerciale par les maisons de disque. In my arms semble bien offrir de réels moments de tendresse, lorsque les interprètes s’enlacent les uns les autres, mais les errances solitaires qui les entrecoupent en relativisent aussitôt l’authenticité. Les scènes sur la bande originale de Titanic ou sur Yellow Submarine offrent enfin de savoureux moments comiques, mais il est là encore difficile de cerner jusqu’où l’ironie caractérise les intentions.
Jérôme Bel est plus clair sur la dénonciation du désir de célébrité qui innerve la fascination pour le star-system. A travers la scène d’une interprète qui chante à tue-tête le refrain de Fame qu’elle entend dans ses écouteurs ou le solo du DJ sous une douche de lumière, il dénonce avec une ironie à peine voilée le narcissisme sollicité par le rêve capitaliste. Lorsque la salle, plongée dans une lumière rose alors que la scène est vide, entonne la célèbre chanson d’Edith Piaf et finit par s’applaudir elle-même, Jérôme Bel parvient à prendre le public en flagrant délit d’autosatisfaction, surjouant son quart d’heure de notoriété.
Ce qui est particulièrement désarçonnant, c’est la façon avec laquelle l’indiscipline du public, largement permis, sinon encouragé, par le dispositif, participe à la fois au succès du projet et à son saccage pur et simple. Sur Imagine, Jérôme Bel choisit de plonger la salle dans un noir intégral, ne laissant plus que la voix de John Lennon assurer la présence théâtrale, comme il avait pu le faire auparavant à la fin de Jérôme Bel en concluant sur l’a capella d’un tube de Sting. Le public, chantant en chœur, allume briquets et téléphones portables pour combler le vide de la représentation, sans même faire l’effort d’imaginer auquel invite la proposition. De même sur Sound of Silence, le silence imposé par le DJ entre les refrains est vite rompu par les voix du public, qui ne se plie pas au minimalisme et transforme le tableau en blind-test collectif. C’est tout le risque que prend ce spectacle, à la fois puissant et en un sens parfaitement dérisoire. En mettant le pouvoir du formatage industriel sur la scène comme s’il le misait sur une table, Jérôme Bel offre au public la possibilité de s’en emparer comme d’un divertissement, et d’ainsi alimenter la machine du spectacle qu’il cherche à critiquer.
Dans The Show must go on, l’interprétation et le vécu de la pièce reposent entièrement sur une position de lecture: on est complice, victime ou critique de l’industrie musicale. Le plus troublant reste que, trahi par des moments d’engouements, de francs rires, même un spectateur critique succombe aux sirènes du divertissement. C’est toute l’ambiguïté que révèle ce spectacle qui, s’il peut paraître à la fois odieux et généreux avec le public, profite de la mise à distance de l’auteur (la délégation de la création, la neutralité de la mise en scène) pour ne pas avoir à exprimer une position tranchée. Avec The Show must go on, Jérôme Bel semble livrer le constat d’une défaite face au capitalisme, qui par l’absurde pose une situation de fait, sans porter sur elle de jugement. L’expérience est alors aussi forte qu’est amer le constat à laquelle elle mène. A l’image des interprètes qui finissent par jouer leur propre mort et leur résurrection, le grand spectacle capitaliste continue et continuera, quoi qu’il arrive.
Å’uvre
Jérôme Bel, The Show must go on, 2001
Théâtre de Nanterre-les Amandiers
Du 13 au 15 mars 2015