Erica Baum
The Public Imagination
Erica Baum avait déjà intitulé une exposition «The Public Imagination», à Lausanne, au centre d’art Circuit, en 2011. Ici, cette exposition se conçoit comme le nouveau chapitre d’un atlas inachevé, qui verra en naître d’autres au cours de l’année 2014. Le terme atlas n’est pas anodin: à la manière d’un recueil ordonné de cartes, les accrochages d’Erica Baum reproduisent un espace donné tout en interrogeant l’ensemble des systèmes de référencement et d’information qui gouvernent notre représentation des choses, consécutives à leur observation.
Observations, Sightings, c’est le titre d’un livre qu’elle a publié en 2010 chez Onestarpress, et qui a probablement inauguré cette façon de travailler. Le livre juxtapose des images et des fragments de témoignages de personnes anonymes décrivant leur propre observation d’un ovni. Les images proviennent de plusieurs séries photographiques d’Erica Baum. Une partie d’entre elles, intitulée Newspaper Clippings (coupures de presse), cadre des assemblages de coupures du New York Times, qui semblent aléatoirement rapprochées.
D’autres sont des œuvres de la série Naked Eye (œil nu), qui consiste à photographier les tranches latérales de livres de poche (qu’on appelle aussi les gouttières) en train d’être feuilletés, laissant apparaître des fragments de textes et d’images à l’intérieur de ce cadre vertical. Enfin figure un certain nombre d’images plus abstraites, reproductions d’images trouvées de ciels nuageux, et propres photographies d’Erica Baum d’ombres projetées sur des paysages urbains.
A la page 28 de ce livre figure une photographie de la série Newspaper Clippings dans laquelle on voit plusieurs coupures de journaux alignées. Seule l’une d’entre elles, à peu près au centre de l’image, laisse échapper une phrase lisible «captured the public imagination». C’est de là que vient le titre de l’exposition. La phrase est coupée, on ne connaît donc pas son sujet, l’auteur de cette «capture».
A la page suivante, on lit ceci: «A large elliptical object trailing a streak of violet light about one third its dimension came straight down out of the sky, struck the hedges and bounced straight up again out of sight» («Un gros objet en forme d’ellipse traînant un éclair de lumière violette d’environ un tiers de sa taille est brusquement descendu du ciel, a heurté les haies et a rebondi très haut, hors de notre vue.»)
«The Public Imagination», selon Erica Baum, c’est donc avant tout une série d’observations: les siennes, bien sûr, mais elles se fondent, comme ici, dans celles d’autres observateurs anonymes, ses contemporains, des témoins au même titre que l’artiste elle-même, en créant ainsi un possible imaginaire public, qui, selon les cas, peut être saisi comme un témoignage universel, ou comme une hallucination collective, à mi-chemin entre sagesse et folie des foules. Peu importe de savoir d’où viennent les sources, et si elles sont véridiques, ce qui importe c’est l’appropriation expérimentale, la capture qu’opère Erica Baum dans ses recadrages photographiques (images et fragments de textes dans l’image), et qui mettent en lumière l’aspect ubiquitaire des signes qui composent notre environnement visuel. Reflet d’une façon de regarder d’une époque, jusque dans ce qu’elle a d’inexpliquée.
L’exposition montre simultanément plusieurs séries d’Erica Baum, de différentes périodes. Les œuvres se juxtaposent dans un accrochage fonctionnant comme une trame narrative, et apparaissent comme autant d’indices irrationnels de ce travail d’investigation et d’interprétation sur les signes qui nous entourent, mené par Erica Baum depuis de nombreuses années.
Y sont présentées des œuvres de Newspaper Clippings (2010-2013), de Naked Eye (2012-2013), d’une série de posters d’images trouvées d’oiseaux, de paysages urbains, d’ombres et de ciels (2013). Enfin, de la plus ancienne série, Frick (1998), issue d’une observation d’Erica Baum des notices de bibliothèque de la collection Frick à New York, où les œuvres étaient référencées par leur titre, leur date, leur auteur, mais aussi par un certain nombre de mots-clés visant à les décrire.
Erica Baum, en isolant un ou quelques-uns de ces mots compose un objet de langage inédit, comme «squirrels, flying», qui devient une formule ayant plus à voir avec une prophétie qu’avec la description rationnelle d’une œuvre du passé.
Erica Baum, lorsqu’elle évoque ses sources, cite Brassaï, Atget ou Evans, pionniers d’une photographie de paysages urbains et de scènes de rue, où surgissent des fragments de textes: pêle-mêle des enseignes de boutiques, des affiches publicitaires, des pancartes, des messages politiques etc.
Dans une photographie de Walker Evans, dont on dit de lui qu’il a su capter l’Amérique essentielle des années 30, intitulée Roadside Gas Station (1929), on voit se superposer plusieurs écritures, celles faites à la bombe par une main anonyme, créant une phrase «aléatoire». On peut y lire et y deviner quelque chose comme «Any Old Gas A Change the Reference». A la suite d’Evans, Erica Baum isole ainsi à partir d’objets imprimés ce que Béatrice Gross nomme des ready-mades sémantiques. Ce travail sur le langage est particulièrement éloquent aujourd’hui comme l’écrit Kenneth Goldsmith en mettant en lumière la façon dont le langage décrit les systèmes d’information dans les média imprimés, ceux de l’ère Gutenberg, (livres, notices de bibliothèque, coupures de presse etc.), Erica Baum nous fait également réfléchir à la façon dont ce même langage est utilisé en informatique.
«The Public Imagination» selon Erica Baum, c’est aussi une façon de soulever à nouveau la question de la pertinence de nos systèmes de données, et des brèches qu’ils laissent ouvertes quant à nos systèmes de croyance.