De 1960 à 1967, «The Lebanese Rocket Society» s’est lancée dans une ambitieuse quête, en s’appuyant sur un groupe d’étudiants d’origine arménienne travaillant à l’Université Haigazian de Beyrouth: explorer un jour l’espace.
Aujourd’hui, cette époque nous semble assez lointaine, comme s’il s’agissait d’un autre monde. Nous étions alors en pleine Guerre Froide entre Américains et Soviétiques, qui eux-mêmes s’étaient engagés dans une course effrénée pour conquérir l’espace, le monde arabe tentait de se liguer autour de l’idée de «panarabisme», et la société libanaise, comme beaucoup d’autres, rêvait de modernité. Par là , «The Lebanese Rocket Society» répond à cette soif de «contemporanéité», à cette utopie désirant accomplir des progrès techniques et scientifiques et ce, afin de glorifier la nation.
«The Lebanese Rocket Society» apparaît à l’époque comme une véritable réussite pour le Liban: une dizaine de fusées, nommées «Cedar» (en référence à l’arbre présent sur le drapeau libanais), seront lancées avec succès. En effet, les lancements des fusées étaient alors très populaires, à tel point que certains timbres libanais furent même imprimés à l’effigie de Cedar IV.
C’est d’ailleurs en découvrant par hasard un exemplaire de ce timbre en 2001, que Joana Hadjithomas et Khalil Joreige commencèrent à s’interroger sur l’étrange destin de la «Lebanese Rocket Society». Pourquoi ce projet fut-il abandonné du jour au lendemain? Et pourquoi un tel oubli à son sujet dans la mémoire collective? Comment retrouver sa trace, et quelles preuves tangibles restent de ces années d’exploration spatiale?
L’installation Dust in the Wind présente trois photographies grand format sous plexiglass où l’on voit apparaître des trainées de fumée dans le ciel. Ces tirages sont en réalité issus de bobines de films d’époque, tournés par les scientifiques qui assistaient aux décollages des fusées. Les scientifiques s’efforçaient alors, à la manière des photoreporters, de capturer «l’instant décisif» mais ce, sans succès. Les appareils n’étaient alors pas assez rapides et performants pour suivre la trajectoire de la fusée en temps réel.
Ces trainées de fumées trahissent donc une faillite: l’incapacité à produire une preuve visuelle du décollage des fusées. Le parcours de la fusée ne peut être que représenté «en creux», tandis que Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ont modélisé la trace de fumée gravée dans le plexiglass. Ces photos illustrent ainsi la difficulté intrinsèque du projet des deux artistes: non seulement, il est très ardu de retrouver les acteurs et les traces témoignant des recherches spatiales, mais même lorsque l’on tient un élément tangible entre les mains, il peut s’avérer décevant ou défectueux.
La pièce Un Tapis nous replonge quant à elle en deçà de l’histoire de la «Lebanese Rocket Society». En effet, cette installation revient sur l’émigration de jeunes orphelins arméniens au Liban, suite au génocide de 1915. Le Liban fut alors une terre d’accueil pour cette jeune population, qui se trouva également aidée par certaines ONG et les Etats-Unis.
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige nous rappellent ainsi que ces orphelins arméniens furent les parents des futurs membres de la «Lebanese Rocket Society». Ils confectionnèrent un immense tapis qu’ils envoyèrent par navire à la Maison Blanche, où il fut exhibé dans les salons du Président. Néanmoins, ce tapis, symbole de la gratitude d’un peuple, fut vite rangé.
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige rendent donc hommage à cette culture du tissage en fabriquant à leur tour un tapis représentant le fameux timbre libanais de 1964, qui reproduit lui-même la fusée libanaise Cedar IV, emblème de la modernité et des progrès du pays.
Alors, la «Lebanese Rocket Society» est-elle contrainte à languir dans les plis d’une mémoire collective oublieuse? Si Joana Hadjithomas et Khalil Joreige arrivent à rencontrer quelques acteurs ayant contribué à l’utopie de la conquête spatiale libanaise, leur témoignage est difficile à étayer par des preuves matérielles. Car même les archives du pays sont lacunaires, et ce notamment, à cause de l’invasion du pays par Israël au cours de laquelle bon nombre de documents officiels furent détruits. Par exemple, on sait qu’en 1963 la «Lebanese Rocket Society» a offert un album photo de trente-deux pages au Président du Liban. Or ce document historique a été égaré.
En écho à cet album, les artistes ont constitué une maquette de la fusée, imprimée sur du papier, qu’ils ont ensuite découpée en divers morceaux. Chaque image se trouve à son tour pliée trente-deux fois, n’offrant qu’une vision fragmentaire de la fusée. L’installation symbolise alors le caractère parcellaire de la quête des artistes. Elle offre toutefois une issue, comme un espoir rendu possible: déplier les différentes images de la maquette, et espérer par là redécouvrir dans son ensemble le projet de la «Lebanese Rocket Society» en contemplant la fusée de huit mètres de long.
Ainsi, la «Lebanese Rocket Society» est le fruit d’une utopie formulée par une poignée d’hommes. Partant de rien, le rêve du Professeur Manoug Manougian et de son équipe est pacifique: envoyer un jour un satellite libanais autour de la Terre. Une fois la fusée lancée dans l’espace, elle aurait été censée diffuser un message dans le cosmos à l’attention de formes de vie extraterrestres. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ont alors reconstitué un message sonore mêlant discours politiques, musique, conversations, alphabets, et bruits de toute sorte, montrant de quelle manière un peuple se pense et se représente aux yeux d’autrui.
Enfin, pour tenter de faire ressurgir dans le domaine public cette aventure restée enfouie, et pour rendre hommage à l’université où ce projet a vu le jour, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ont fabriqué une sculpture reproduisant à l’échelle la fusée Cedar IV. Une fois la sculpture construite, l’enjeu a alors consisté à livrer la fusée jusqu’à Beyrouth, où se situe l’université Haigazian.
Après avoir reçu les autorisations officielles, les deux artistes ont ainsi pu organiser un convoi exceptionnel, où un camion a transporté ladite sculpture aux yeux de tous. Or, contrairement à ce que les spectateurs incrédules ont pu penser, cette fusée n’était pas une arme mais une œuvre d’art, un hommage sincère délivré à des utopistes et à des chercheurs.
La série photographique Restaged reconstitue donc ce convoi, et offre une confrontation assez troublante entre la réalité actuelle de la capitale libanaise et la fusée Cedar, qui fut l’un des fleurons de l’utopie des années 60.