Le dernier film de Pierre Huyghe, The Host and the Cloud, concentre en un peu plus de deux heures les fantasmes et les obsessions conceptuelles de l’artiste français.
Le cadre choisi: l’ancien Musée des arts et traditions populaires fermé au public depuis 2005, sorte de désert moderniste situé à la frontière du Bois de Boulogne. Encore hanté par les fantômes de ses collections passées, il accueille sur trois jours précis − Halloween, la Saint-Valentin et le 1er mai — une équipe d’acteurs, qui vont répondre en live à des influences multiples.
La symbolique des dates annonce déjà les thèmes à venir: la séduction et l’amour, le pouvoir, nos angoisses et leurs projections chimériques. Mais le film est avant tout une plongée dans l’imaginaire. Un songe éveillé, résultat de la désintégration méthodique d’une réalité devenue poreuse, perméable, éminemment plastique.
L’inconscient d’une œuvre
Rien n’est raconté ici. Toute tentative de récit est immédiatement déconstruite, se perd dans une brume onirique, dans le flou de l’image, en arrière plan. Des personnages errent, déguisés en squelettes, en magiciens ou en juges-rois. Ils s’affrontent dans des simulacres de procès, s’étreignent lors de débauches sexuelles ou participent à des rituels occultes, sans qu’il soit possible de les relier les uns aux autres. Jamais, la caméra de Pierre Huyghe ne cesse de semer le trouble. Les identités se délitent, s’interchangent. Les victimes deviennent les bourreaux et inversement. Le réel, le virtuel et la fiction s’interpénètrent, en une structure semblable à celle du rêve ― ou du cauchemar.
Le plasticien-vidéaste fabrique une ambiance visuelle très proche de l’univers de David Lynch. Il lui emprunte non seulement sa musique — la bande originale de Mulholland Drive revient en fond sonore −, mais aussi son goût pour l’irrationnel et la parapsychologie (cf. la très belle séance d’hypnose) ou encore ses tonalités sensuelles et vaporeuses.
Sous l’influence du réalisateur américain, le cinéma de Pierre Huyghe, hallucinogène, altère la perception en juxtaposant différents degrés de réalités. Il est inquiétant et métamorphique, sur le modèle du théâtre d’ombres, cet art ancestral qui envahit le champ de The Host and The Cloud à plusieurs reprises, entre présence et absence.
Ainsi privé de chronologie, de sens manifeste, traversé d’allusions à l’enfance, le film s’apparente volontiers à un inconscient. Non pas celui de l’artiste mais de l’œuvre. Comme si The Host and The Cloud était à la fois une synthèse du travail accompli par Pierre Huyghe et un gisement pour l’avenir. Une matière plastique et théorique dans laquelle puiser. Souterraine, telles les réserves du musée des ATP; latente, comme les désirs oniriques; instinctive, à l’image de ces animaux omniprésents, lapins ou chiots turbulents, qui tiennent autant du doudou que de la bête sauvage.
Mais cet inconscient est aussi celui d’une génération toute entière, quadragénaires bercés par Mickael Jackson et Kate Bush (dont les morceaux cultes retentissent par rafales) ou marqués par les attentats du groupe anarcho-terroriste Action directe. Une mémoire collective, affective et culturelle, qui se découvre au fur et à mesure de l’œuvre, indices d’un temps qui est le nôtre.
Un appel à la résistance
The Host est «l’hôte» en français, mais aussi «l’armée». Le titre semble contenir en germe une guerre à venir. Laquelle? Et contre qui? Étant données les premières scènes du film ― le procès d’Action directe, l’investiture de Jean-Bedel Bokassa en Ubu roi tout puissant ― et la référence au 1er mai, on peut déduire qu’il s’agit d’un combat d’ordre politique, contre les fascismes au sens large du terme. Ces fascismes qu’on devine dissimulés derrière ce groupe anonyme, promoteur de messes noires, despotes éclairés dont les masques en forme de livres clignotants apparaissent tels les doubles lumineux des cagoules du Klu Klux Klan.
L’œuvre tout entière est construite sur des rapports de force et des luttes de pouvoir, présents au sein même des relations amoureuses et sexuelles. Un semblant de hiérarchie sociale s’y perpétue: les élites, avec leurs instances juridictionnelles, les masses ouvrières (techniciens de surface et travailleurs à la chaîne) et les laissés pour compte, symbolisés au détour d’un couloir par une marionnette au bout du rouleau.
Le cadre en tant que tel, cet ancien «Louvre du peuple», représente lui aussi le spectre de l’autorité institutionnelle et le déclin d’un certain idéal du musée et de la culture.
Dans la dernière partie du film, Pierre Huyghe réduit le travail à une opération absurde et improductive: fermer des cartons vides! La date du 1er mai retrouve sa portée subversive. L’artiste y poursuit ironiquement la quête «d’une société sans travail», initiée en 1995 avec la création de l’association «Les Temps libérés».
En définitive, c’est dans l’incohérence même de cet univers surréaliste et dépaysant, préférant la folie à la raison, que se loge la satire politique. L’inconscient de l’œuvre est aussi l’inconscient de notre monde. Un monde qui se découvre inique, oppresseur et insécure, et sur lequel plane une menace.
En effet, la musique, véritable dramaturge du film, donne la sensation d’un danger imminent mais invisible sur l’écran. Cette tension entre l’image et l’accompagnement sonore, générateur d’inquiétudes, est une des principales qualités du film, en cela qu’elle exprime une violence sans avoir besoin de la montrer.
Ainsi, malgré les penchants esthétisants de ce cinéma très léché, en dépit d’un usage un tantinet excessif de la citation et de la référence, The Host and The Cloud parvient à saisir, au cœur même de son étrangeté, de sa forme onirique, un peu de la cruelle vérité du XXIe siècle.
— Pierre Huyghe, The Host and The Cloud, 2009-2010. HD video, color, surround sound. 2h 1min 30sec.