Elisabetta Benassi
That’s Me in The Picture
Dans cette exposition, sa première dans une galerie française, Elisabetta Benassi poursuit son enquête sur les dispositifs narratifs et technologiques à travers lesquels la modernité a construit la relation au monde sensible, à la mémoire collective, et a reconfiguré, au sens esthétique, psychique et politique, l’expérience individuelle. L’artiste réactive ainsi des histoires oubliées, attarde le regard sur les zones d’ombre, sur les scories de l’histoire, sur des faits «quelconques» qui démontrent des symptômes révélateurs des processus culturels complexes.
Dans le premier espace de la galerie, visible depuis la rue, l’artiste projette les extraits d’un film 16 mm en noir et blanc de 1935 dont le sujet est la capture et le meurtre d’un gorille par un groupe de chasseurs tribaux dans la forêt africaine. Elisabetta Benassi a coupé les séquences qui montrent les hommes, conservant uniquement les images presque abstraites où la caméra a filmé fugitivement le grand gorille rapide et insaisissable dans la forêt. Ce sont des images aux rythmes convulsifs, dans lesquelles émerge la force visuelle du dispositif cinématographique, sa capacité à reconfigurer l’expérience sensible, son pouvoir mythologique. Le gorille, le vrai protagoniste du film, devient ainsi l’élément qui résiste, qu’il est possible de tuer ou d’enfermer mais qui ne se fait jamais vraiment domestiquer, symbole d’une animalité défaite mais indomptée.
Dans le même espace, l’artiste présente une grande photographie sur laquelle apparaît le visage magnifié et méconnaissable, réduit à un masque de glace, de Henri Boujon, membre de l’expédition française en Antarctique en 1951.
Dans l’espace central, une série de petits dessins, gravés avec un pyrographe sur de l’écorce de bois, aux formes vaguement monstrueuses suggérées par les imperfections de la surface, reproduisent les pages du mode d’emploi d’une caméra, surnommée «pancake» en raison de sa forme, conçue en 1915 par le naturaliste, explorateur et taxidermiste Carl Akeley pour filmer les animaux dans la forêt, puis utilisée durant la Première Guerre Mondiale par les documentaristes militaires. L’artiste a choisi de reproduire les schémas techniques qui illustrent le fonctionnement et l’entretien de la machine.
Carl Akeley est connu pour avoir réinventé la taxidermie moderne et pour avoir contribué dans les années 1920 à la conception des grands dioramas des musées d’histoire naturelle de New York et de Chicago. Obsédé par l’idée de représenter la vie des animaux dans leurs habitats d’origine, Carl Akeley a en effet réalisé des paysages atemporels, imaginés, non pas à partir de la «vraie» vie de la jungle, mais plutôt de sa version idéalisée, miroir de la modernité occidentale qui l’a produite et appréciée.
L’exposition se poursuit à l’arrière de la galerie où est présentée une grande sculpture, une «cage» en inox composée de trois éléments concentriques de forme cylindrique. L’œuvre renvoie à la cage d’un des premiers gorilles qui vécut en captivité, Bushman, défini en 1950 par le Time comme «the best known and most popular civic figure in Chicago» (la figure civique la plus connue et la plus populaire à Chicago). Le jeune gorille âgé de deux ans fut apporté, en 1931, du Cameroun au zoo de Chicago, qui l’avait acquis à la famille d’un missionnaire presbytérien pour environ 3 500 dollars. Enfermé pendant deux décennies dans une cage vide avec pour uniques mobiliers un siège et des pneus d’automobile (l’un provenait de la Mercedes blindée ayant appartenu à Adolf Hitler), Bushman était un sujet populaire, capable d’attirer au Lincoln Park Zoo des millions de visiteurs. Il mourut le jour de l’an 1951 et des milliers de personnes défilèrent pendant des semaines devant la cage vide. Dans la même salle est exposée une grande photographie de Bushman dans sa cage, ainsi qu’un pneu à l’intérieur duquel l’artiste a inséré une chaise en métal du grand designer français Jean Prouvé.
Elisabetta Benassi est née en 1966 à Rome où elle vit et travaille.