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Tête à tête

Décidément, cela devient une habitude ! La soirée (ou plutôt la matinée, puisque c’est ainsi qu’on désigne dans le jargon du théâtre un spectacle se déroulant… l’après-midi) s’annonçait pourtant bien au Tarmac de La Villette. Sauf que, une fois de plus, la composition du programme – trois solos ou soli de danse, en l’occurrence – a été bâclée. Ce n’est pourtant pas sorcier, on l’a dit et répété : on néglige toujours l’entame, personne n’étant encore tout à fait dispo, on n’y verra que du feu ; on commence par le plus faible. On tâche ensuite de progresser, de s’élever par paliers successifs et, si possible, on finit en apothéose ou en beauté. Au lieu de quoi, une fois de plus, on a sacrifié le meilleur, à savoir le travail de Bouba, au profit des performances des deux autres, Yiphun Chiem et Karim Amghar qui ne sont, certes pas inintéressantes, mais assez loin de l’exigence artistique du premier.

Dans Le Miroir de l’âme, solo à la fois tragique et brut de décoffrage, Karim Amghar passe son temps à s’autoflageller, en douceur tout d’abord, puis en douleur, à la façon des pénitents sévillans ou des acteurs de tazieh célébrant le martyre chiite, à s’autogifler, à s’autogriffer, à soliloquer (gestuellement parlant, bien entendu), à se fustiger en prenant ses grands bras pour des verges, à pleurnicher, à exhiber son deuil et sa peine, en veux-tu ? en voilà, à se supplicier, à se torturer, à souffrir donc, tout cela de façon désordonnée, hystériquement, maladroitement, masochistement, en force, sans grand souci stylistique. La scène devient sa place de Grève. D’où un certain malaise – on plaint le danseur qui se donne et se fait du mal sans qu’on ait rien demandé mais on reste insensible à son discours mal articulé. L’expérience montre que le soliste n’est pas forcément le chorégraphe le mieux placé pour mettre en valeur ses propres qualités. Un peu de distance sur les choses ne saurait nuire.
   
On avait découvert la danseuse androgyne belge Yiphun Chiem, il y a deux ans, à Ottignies, où elle nous avait, il faut bien dire, épaté par son énergie ainsi que par son mélange inédit de break-dance, d’arts martiaux et de danse traditionnelle cambodgienne. Tel est l’effet qu’elle produit la première fois – mais l’art supporte la revoyure, une œuvre peut être indéfiniment revisitée. À La Villette, elle a déroulé, peu ou prou, le même solo, Apsara, au titre inspiré par les figures védiques sculptées sur les murs des temples d’Angkor. On se rend compte que la pièce ne gagne rien à être revue ; comme chez Montalvo, elle repose essentiellement sur des rapprochements incongrus, inattendus, assez anecdotiques, entre des univers n’ayant rien à voir entre eux. L’humour y est potache. La poésie fout le camp après un prologue vraiment exécuté et éclairé avec soin. Car la jeune danseuse a du répondant. Elle peut être intense à l’occasion, fluide, si nécessaire. Malheureusement, elle se perd souvent dans les détails, et se laisse aller à une pantomime au premier degré où il est question de (faux) souvenirs visant à nous apitoyer (sur le périple des boat-people, les égorgements et les massacres vécus par tout un peuple). Ses clins d’œil appuyés (mise en boîte des machos et des caïds du monde du hip hop), ses clowneries pas très drôles et ses références juventistes (les personnages de jeux vidéo) font retomber l’enjeu et commencent aussi à dater.

On a donc gardé le meilleur, Bouba, pour le début. Grenoblois d’origine camerounaise, Bouba Landrille Tchouda a repris le titre et le thème du roman Le Dernier Survivant de la caravane d’Étienne Goyémidé, qui traite de la traite. La bande son de la pièce mérite à elle seule le déplacement. Elle est constituée de bruits naturels, de rythmes variés (dont ces lignes de basse spécifiques à l’univers du rap) et de chants polyphoniques pygmées. Sans rien sacrifier à la profondeur du sujet, la danse suit sa logique propre. Elle commence lentement. Le danseur, torse-nu, tente de suivre un rai de lumière, est repoussé par une force inconnue. Les poses sont celles d’un hip hop décomposé. La musculature de l’interprète, le travail qui a précédé et la concentration sur scène lui permettent de contrôler le moindre de ses mouvements, de passer d’un geste anodin, comme celui de la marche à un saut périlleux enchaîné mine de rien ou à un travail au sol tout en savantes contorsions, qui se réfère bien sûr à la break dance mais que Bouba sait détourner à son profit. L’individu a du style et sa danse réinterprète les signes d’une façon singulière. Avant de quitter la scène, Bouba lance au public un regard de défi.

 

Le Dernier Survivant de la caravane
Cie Malka — Bouba Landrille Tchouda

Apsara
Cie Tribal Sarong — Yiphun Chiem

Les Miroirs de l’âme
Karim Amghar

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