Christophe Gallois. Nous souhaitions commencer cet entretien consacré au projet Dreams Have a Language que vous avez imaginé pour le Grand Hall du Mudam, à l’occasion de votre exposition monographique «S’inventer autrement», en évoquant ses origines, et notamment votre choix de vous confronter à cet espace à l’architecture très marquée, emblématique du vocabulaire d’Ieoh Ming Pei. Au cours de la préparation du projet, vous avez régulièrement comparé cet espace à une «église» ou à une «cathédrale» et, de manière sans doute plus péjorative, à «l’atrium d’une banque de Wall Street». Pourriez-vous revenir sur ces premières impressions?
Sylvie Blocher. Au Mudam, il y a d’abord ce parvis très généreux, puis l’espace se resserre étrangement au niveau de l’entrée pour se réouvrir sur ce hall monumental. Il y a comme un paradoxe entre le Grand Hall et le reste du musée, à cause de ses proportions, mais aussi de la lourde verrière en forme de croix qui s’élève à plus de vingt mètres de haut. Je suis très sensible au travail des architectes, surtout à travers certains types de commandes, comme les musées et les cimetières, qui sont des lieux particulièrement difficiles à concevoir. Si un musée est trop héroïque ou surchargé, il étouffe l’art qui y est exposé. Si un cimetière est trop bavard ou trop ordonné, il ne permet pas le silence nécessaire pour parler à ceux qui nous manquent. Nous sommes dans un temps de l’architecture qui aime ce type de confrontations: des halls et des rues intérieures gigantesques qui rognent les espaces de vie et engendrent des dépenses énergétiques affolantes. Je pense aussi aux «malls», ces centres commerciaux qui éclosent un peu partout et qui semblent être les nouvelles cathédrales! Au Mudam, est-ce Ieoh Ming Pei qui a souhaité la monumentalité de ce hall ou bien les commanditaires? C’est en tout cas symptomatique de ce qui se joue depuis quelque temps dans le domaine muséal. Il y a de plus en plus de pression pour privatiser les espaces. Il y a quelques années, au Canada, un des premiers musées à avoir acheté l’une de mes oeuvres a commencé à privatiser son espace d’entrée. La dernière fois que j’y suis passée, l’espace était loué pour une «sweet sixteen party» privée. C’était triste! Venant d’un milieu où l’accès à la culture n’allait pas de soi, j’ai une très haute opinion des musées. Ce sont des lieux magnifiques, extrêmement fragiles, auxquels nous devons faire très attention.
Christophe Gallois. Au Mudam, vous avez eu l’envie de vous confronter à cette démesure, ou plutôt de la déjouer…
Sylvie Blocher. Quand, lors d’une visite au Mudam pour préparer l’exposition, Enrico Lunghi m’a annoncé que mon exposition aurait lieu dans les deux galeries du rez-de- jardin, la discussion a dérivé vers le Grand Hall dans lequel nous nous tenions et j’ai dit: «Ce hall est impossible pour les oeuvres, mais ce serait un très beau plateau de cinéma.» Il a ri, m’a répondu qu’on ne lui avait encore jamais dit cela et m’a demandé si j’avais une idée de film. C’est souvent dans de telles situations que l’art se fait, par lapsus ou par accident. J’ai eu envie d’utiliser la démesure du lieu pour provoquer un moment de légèreté et de fragilité. J’avais aussi envie, depuis des années, de faire un film participatif dans un musée. J’ai écrit une ébauche de scénario, puis il y a eu la rencontre avec le réalisateur Donato Rotunno. Enrico Lunghi nous a présenté l’un à l’autre, persuadé que nous allions nous entendre.
Christophe Gallois. Un aspect important de votre projet est en effet la rencontre qu’il provoque entre deux univers qui ne dialoguent que rarement: l’art contemporain et le cinéma, deux univers qui sont à la fois très proches dans le champ commun qu’ils abordent – celui de l’image – et très éloignés dans leurs modes de fonctionnement et de production. Ce sera la première fois je crois que vous travaillez avec les moyens du cinéma. Pourriez-vous parler de ce dialogue?
Sylvie Blocher. Enrico Lunghi a joué le rôle du passeur avec Donato Rotunno et sa société de production Tarantula. J’ai regardé un de ses films, Terra Mia, Terra Nostra (2012), qui m’a beaucoup touchée. Je me sentais proche de sa façon de s’approcher des corps et de sa façon d’écouter. Nous n’avons peut-être pas les mêmes reflexes esthétiques, mais nous avons, je crois, la même volonté de dialoguer avec le monde qui nous entoure et d’aborder l’imaginaire comme moyen esthétique, politique, humain, en réponse à un quotidien où il est sous contrôle. Nous ne savons pas du tout ce que le tournage va produire. C’est une prise de risque pour Donato Rotunno, pour moi, pour le musée. Aujourd’hui, dès que de l’argent est investi, il faut absolument définir en amont quelles seront les retombées de cet investissement. Comme je travaille à l’opposé de cette logique, avec les notions de «temps dilapidé» – c’est-à -dire un temps long, non productif – et de lâcher-prise – c’est-à -dire avec des protocoles de tournage où les corps s’abandonnent –, il a fallu jouer quelque peu sur les mots pour convaincre et obtenir des budgets. Mais le Film Fund a décidé de prendre ce risque, même si nous n’entrions pas spécialement dans les «cases» de la fiction ou du documentaire.
C’est grâce à ce temps dilapidé que l’imaginaire peut s’extraire des formatages qui nous entourent. En conséquence, je travaille avec un temps que je ne peux pas justifier et dont je ne peux pas certifier les résultats. Mais c’est ce processus qui crée des situations inattendues, magnifiques parfois! C’est exactement ce qui m’est arrivé à la biennale de Bahia au Brésil, à laquelle je viens de participer: les budgets ayant été drastiquement coupés à cause de la Coupe du monde de football, mon projet devait être reporté d’un an. Mais j’ai proposé à Marcelo Rezende et à Marc Pottier – respectivement le directeur et l’un des curateurs invités de la biennale – de venir sans projet et de tout inventer sur place, en utilisant ce rapport particulier au temps. Nous avons tous pris le risque que cela n’aboutisse pas. J’ai tourné une vidéo sur la présence des corps avec vingt-cinq personnes du marché de São Joaquim de Salvador.
Donato Rotunno travaille comme on travaille au cinéma, avec un scénario construit. Moi, j’invente au fur et à mesure. C’est cela qui va être vraiment intéressant: notre capacité à dialoguer et à faire de l’en-commun! Comme une micro-communauté où tout le monde a le droit à la parole. Je ne peux pas prédire ce que le projet pour le Grand Hall va produire, esthétiquement, humainement. Mais j’espère qu’il va faire bouger les lignes. Le projet questionne aussi la fonction du musée. Peut-on montrer dans un musée des oeuvres en train de se faire? Peut-on donner envie à des personnes qui ont peur d’y entrer? Parle-t-on plus facilement à un artiste au travail qu’à une autre personne? Peut-on questionner ceux qui y travaillent? Les musées sont des lieux où l’on peut venir voir son passé et son avenir, faire face à une multitude de mémoires, où l’on peut sortir de sa condition, par l’imaginaire, mais où l’on peut aussi se sentir déplacé!
J’ai passé mon enfance sur le plateau ardéchois, dans une solitude totale. Le seul rapport que j’avais au monde, c’était l’école. Ma première exposition d’art contemporain, je l’ai vue très tardivement, quand j’étais étudiante, et je l’ai vécue comme un choc absolu, entre fascination et trouble. Je me souviens, c’était à Bologne et cela s’appelait «Metafisica del quotidiano». J’ai le souvenir d’une oeuvre: des photographies en noir et blanc de rues sur lesquelles était tracé, à chaque fois, un seul cercle blanc. Le cartel précisait: «Là , il y a eu un miracle!» Était-ce vrai ou faux? Peu importe, j’ai immédiatement imaginé mille récits.
Les personnes qui viendront voir mon exposition au Mudam verront une oeuvre en train de se faire, à laquelle ils pourront prendre part, soit comme spectateur, soit comme participant, et qui sera née de la rencontre entre deux champs esthétiques distincts, la vidéo et le cinéma.
Vincent Crapon. Pour la plupart de vos projets, et notamment la série des «Living Pictures» que vous avez initiée en 1992 et dans laquelle s’inscrit une part importante de votre production, vous passez des annonces pour trouver les participants qui seront les sujets de vos vidéos. En utilisant différents médias – la presse, la télévision, les réseaux sociaux –, vous touchez une population aussi variée que possible, tout en restant à échelle locale. Ainsi, il s’agira de personnes curieuses, désireuses de participer au projet, et qui pour beaucoup d’entre elles n’auront peut-être pas l’habitude de franchir la porte du musée. Quels enjeux animent les rencontres et les échanges que vous provoquez avec ces personnes?
Sylvie Blocher. D’où je viens, on ne rentrait pas dans les musées. Par gêne. J’ai donc très tôt eu l’envie d’infiltrer les institutions avec des personnes qui n’y étaient pas nécessairement invitées. J’ai aussi bien tourné avec des chauffeurs de taxi illégaux rencontrés dans les centrales de nuit au Canada (Them[selves], 1998) ou des habitants de Santiago (La Bandera, 2002), qu’avec des milliardaires de la Silicone Valley contactés grâce au San Francisco Museum of Art (Men in Gold, 2007). Ce qui m’intéresse dans l’utilisation d’annonces diffusées par l’intermédiaire de médias locaux, c’est de provoquer des rencontres qui ne peuvent pas avoir lieu dans la vie courante et qui font que, tout à coup, des personnes issues des favelas et des personnes aisées puissent se trouver dans la même oeuvre, à suivre les mêmes protocoles de tournage. Ma récente vidéo Skintone (2014), réalisée avec des personnes issues de la communauté latino de San Antonio au Texas, a suscité ce type de rencontre improbable.
Vincent Crapon. Ce «partage des responsabilités» – pour reprendre un terme que vous employez régulièrement – avec les personnes que vous impliquez dans vos œuvres questionne directement votre propre position d’artiste. Vous vous définissez souvent comme une «passeuse», placée dans une «posture fragile» plutôt que dans une posture d’autorité.
Sylvie Blocher. Je préfère effectivement être une passeuse plutôt qu’une héroïne, car je m’intéresse à un monde d’altérité. Les héros et les héroïnes sont forts et détiennent la vérité. L’altérité, au contraire, demande une multitude de vérités, d’ouvertures et la capacité de sortir de nos réflexes de protection et de narcissisme. Il faut accepter de combattre sa peur d’être. Cela demande aussi de travailler sa «fragilité», non pas en étant faible, mais en acceptant de ne pas tout contrôler et en se donnant la possibilité d’être multiple, en mouvement, fluide et ouvert au monde.
Vincent Crapon. Le projet du Mudam semble marquer une évolution dans cette approche, puisque pour la première fois la rencontre avec les participants et le tournage seront rendus visibles: les visiteurs du musée pourront être les témoins de ce qui se déroule dans le Grand Hall et le film que vous allez réaliser avec Donato Rotunno rendra compte des rencontres avec les participants. Qu’est-ce que cette nouvelle visibilité change pour vous?
Sylvie Blocher. Oui, ce sera la première fois qu’un de mes tournages est ainsi mis à vue. Montrer l’arrière de la machine que les artistes aiment à cacher… Pour tourner les «Living Pictures», je demande habituellement aux gens de s’installer devant la caméra et je me place à côté d’eux, juste hors de l’image. De l’autre côté de la caméra, il n’y a personne. Dans cette absence, je propose aux participants de projeter l’image de quelqu’un dont je ne sais rien. Cela crée un rapport de proxémique triangulaire entre le participant, moi et cette personne absente. Je pose ensuite des questions destinées à provoquer un moment de lâcher-prise. Et, à un moment donné, sans que je sache pourquoi, une question provoque un «trou» chez la personne et elle «lâche» quelque chose. Cela peut prendre beaucoup de temps, mais rien de tout ce temps «perdu» n’a jamais été montré.
Le projet pour le Grand Hall vient aussi d’une interrogation sur l’importance du temps perdu à rêver. C’est ce à quoi va s’intéresser le documentaire-fiction réalisé avec Donato Rotunno. Avec toutes les images et les paroles récoltées, auxquelles vont s’ajouter les images des corps en suspension, mais aussi les séquences tournées avec des acteurs une fois l’installation dans le Grand Hall terminée, nous espérons aboutir au récit plus large d’un autre monde possible.
C’est enfin la première fois en vingt-cinq ans que j’arrive à convaincre un musée de tourner dans une de ses salles pendant une exposition. En ce sens, on peut dire que c’est un vieux projet qui se concrétise!
Christophe Gallois. Nous aimerions évoquer une notion qui est au cœur de votre projet: celle du vol, ou de l’envol, qui semble rejoindre d’autres notions qu’on retrouve régulièrement dans votre travail, à commencer par celles d’abandon et de lâcher-prise. S’il est difficile de prédire, alors que le projet n’a pas encore débuté, ce que sera la réaction des participants au moment où ils s’élèveront dans les airs pour quelques minutes, nous pouvons néanmoins parler de ce que vous souhaitez déclencher chez eux en leur proposant cette expérience.
Sylvie Blocher. Davantage que d’envol, je parlerais d’un détachement du sol. Dans les images qui seront filmées, je ne vais pas masquer les filins de la machinerie utilisés pour soulever les personnes dans les airs; ils resteront visibles. Ce n’est pas du tout comme dans ma vidéo La Sauteuse (2002), où j’ai filmé une jeune gymnaste qui sautait à seize mètres de haut, sur un trampoline olympique, en faisant en sorte que l’on ne puisse pas deviner où elle se trouvait, comme si elle flottait dans l’air. Ici, l’idée, en se détachant du sol, est vraiment de quitter le monde quelques instants. Quand on quitte le sol, il y a toujours un moment de peur ou de grâce!
Ce n’est pas la première fois que j’imagine ce type d’expérience. On pourrait faire le lien avec deux anciens projets qui en contenaient déjà l’envie. Le premier, qui remonte à 1988, est une oeuvre pour un lycée technique, réalisée dans le cadre de la Bourse d’art monumental d’Ivry. Ce lycée était cerné d’une grille digne de Fort Knox, laide et carcérale. En réponse à cette situation violente, j’ai remplacé un segment de la grille par une paroi vitrée, ouvrant ainsi la perspective du hall sur l’espace urbain. Au sol, j’ai installé une plateforme sur laquelle j’ai fixé un certain nombre de sièges surélevés, si bien que lorsque les lycéens s’asseyaient, leurs pieds ne touchaient plus le sol. Dès lors, certaines d’entre eux étaient mal à l’aise parce qu’ils avaient l’impression de perdre leur pouvoir, tandis que d’autres se plaisaient à y inventer d’autres rapports.
Lauréate, avec cinq autres artistes, dont Andrea Blum et Tadashi Kawamata, du concours pour l’aménagement du Jardin des Deux Rives à Strasbourg, j’ai retravaillé ce détachement en 2005, avec une oeuvre située de part et d’autre du Rhin, intitulée L’Autre Coté. Le Rhin étant lié à l’histoire de ma mère durant la dernière guerre, il m’inspire, comme tous les fleuves, des sentiments forts: ceux de la séparation, mais aussi ceux de l’espoir d’une fuite, d’une échappée. Mon intervention a consisté en la réalisation d’une série de fines plateformes ovales de trois mètres de long sur un mètre de large, réparties sur les deux côtés du fleuve. Grâce à un pied posé de biais, elles semblent, selon l’endroit où l’on se trouve, flotter en bordure d’eau. Ainsi, lorsque l’on est assis dessus, les pieds dans le vide, on peut imaginer pouvoir atteindre «l’Autre», la personne qui serait assis de la même façon de l’autre côté.
Dans le Grand Hall du Mudam, les personnes pourront s’élever de dix centimètres à douze mètres du sol. Il ne s’agit pas ici d’une «performance» athlétique ni d’une attraction foraine, mais de la sensation de son propre corps soulevé, l’espace d’un instant, et de la perte temporaire de la sécurité que nous procure le contact avec le sol. Perdre ses repères permet d’ouvrir son propre espace intérieur, de voir le monde depuis un autre point de vue, et peut-être, pour certains, de s’abandonner. C’est une sorte de rituel de passage, avec sa propre temporalité, comme un prologue à autre chose.
Christophe Gallois. Ce rituel semble rejoindre ce que vous tentez de provoquer dans les «Living Pictures»: des moments d’abandon, de perte de contrôle.
Sylvie Blocher. J’ai souvent dit que les «Living Pictures» étaient comme des relations «amoureuses» temporaires que j’avais avec les gens que je ne connais pas, mais sans ressentir le besoin ni l’envie de créer des corps fusionnels. Je provoque des situations qui n’arrivent tout simplement pas dans le quotidien; des sortes de petits accidents, des «trésors de rien», car je pense que c’est un moyen pour sortir de la place qui nous est assignée, ou que l’on s’assigne à soi-même. «S’inventer autrement», c’est, littéralement, ce que propose mon travail et le projet dans le Grand Hall. Ce moment va se dérouler en deux temps: d’abord une rencontre avec chaque participant qui arrivera avec son idée pour changer le monde, puis le détachement du sol. Le détachement s’inscrit dans la continuité de mes œuvres les plus récentes, qui évoluent vers quelque chose de formellement plus démuni et de plus silencieux.
Vincent Crapon. À l’étage inférieur du musée, juste sous le Grand Hall où seront installées la structure de vol et l’équipe de tournage, on entrera dans le Foyer qui sera transformé en un grand espace clos plongé dans la pénombre avec quatre grands écrans sur lesquels seront projetées, en différé, les images des participants prises au cours des envols. Il s’agira de gros plans au ralenti, des sortes de «fragments de corps» en lévitation.
Sylvie Blocher. En travaillant avec «l’invisibilité des corps», j’essaye de questionner cette part inconnue qui est en nous, cette «matière» étrange que constitue notre propre corps. Quand les participants de mes vidéos découvrent leurs images, il disent presque toujours : «Je ne me reconnais pas, ce n’est pas moi!» Lorsque je leur demande de s’adresser à la caméra du regard, en silence, comme s’ils s’adressaient à une personne aimée ou détestée, on observe qu’ils ont énormément de choses à dire, même silencieusement.
J’aime filmer les corps, la manière dont ils bougent, dont ils sont habités, dont ils se donnent ou se retirent… La modernité, en art, a suspecté les corps comme s’ils étaient sales ou faibles, et la philosophie de la seconde moitié du XXe siècle a évacué la question des affects.
Alors, on soumet les corps, on les augmente ou on les sculpte à coup de stéréotypes. Ils devraient au contraire nous aider à créer du désir, de l’empathie, plutôt que du rejet, du jugement ou du mépris.
Dans l’installation vidéo, les corps des personnes tenues par des filins, en lévitation dans le vide, seront comme une communauté éphémère, de passage.
Vincent Crapon. Comment imaginez-vous l’expérience du spectateur dans cette installation vidéo?
Sylvie Blocher. J’aimerais créer une impression de lenteur, de joie ou d’angoisse, d’abandon extatique, générée par la contradiction entre la présence des filins de la machine de vol, visibles à l’image, et l’apesanteur des corps. Les cadrages, la fragmentation et le montage créeront une distance entre la réalité et ce qui est diffusé. Le fait que ce soit une centaine de personnes différentes, dont les corps vont se juxtaposer à des distances et des angles divers, va, j’espère, créer un espace oscillant entre liberté et contrainte.
Vincent Crapon. Dans l’ensemble de votre travail, vous cherchez à créer des brèches et à poser la question de l’altérité. Celle-ci semble être au coeur de l’utilisation que vous faites des fragments dans l’installation du Foyer. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette notion qui apparaît être l’un des fils rouges de votre pratique?
Sylvie Blocher. Mon travail a toujours été traversé par l’altérité. Je tente d’accepter ma propre singularité pour «voir» l’Autre. C’est une question qui m’obsède pour des raisons historiques et générationnelles, mais pas uniquement. Depuis quelque temps déjà , nous voyons se dérouler devant nos yeux une guerre contre l’imaginaire et contre l’altérité, notamment à travers le rejet de tout ce qui peut être singulier et de tout ce qui ne nous ressemblerait pas. Il y des replis identitaires de toute sorte, contre tous et n’importe qui, des haines de genre, des haines culturelles entretenues par des pouvoirs nauséabonds, factieux ou ancestraux, des guerres de religions qui tentent de façonner un monde de mort. L’altérité est dangereusement blessée.
S’ajoute à tout cela un retour de l’autoritarisme, de la virilité, face à un féminin vu comme le mal. Cette peur d’une féminisation des hommes était déjà l’obsession des nazis, et est actuellement reprise dans les discours de Marine Le Pen et plus généralement dans les discours des extrêmes droits et des extrêmes religieux. L’inconnu, l’émigrant, le féminin, les femmes, l’homosexuel, le chômeur, etc. sont devenus les figures de tous les dangers.
En 1991, année charnière dans mon travail d’artiste, j’avais écrit cette phrase : «Je Nous Sommes», ou comment encore fabriquer du «Nous» là où il n’y a que du «Je», ou comment fabriquer encore du «Je» là où il n’y a plus du «Nous». Comment «s’inventer» dans des contextes de surveillance, de formatage, d’autoritarisme ou de barbarie? Comment espérer encore de l’en-commun ? Si un jour l’altérité disparaissait, nous ne serions plus que des consommateurs ahuris, abrutis et identiques. Sans imaginaire, nous serions comme plongés dans un coma artificiel.
Socrate parle sans cesse de l’arrivée du vent. Ce vent, j’aime croire que c’est l’imaginaire, dans toute sa dimension incontrôlable, qui crée et qui rassemble.
Christophe Gallois. Ces préoccupations nous mènent à la dernière notion que nous voulions vous proposer d’aborder, une notion qui a été sous-jacente au projet depuis son origine: celle du rêve. C’est une question qui apparaît dans son titre même, Dreams Have a Language. Loin d’être détaché de la réalité, de relever de l’onirique, le rêve acquiert dans votre travail une dimension éminemment politique. Pourriez-vous revenir sur le rôle qu’occupe le rêve, l’utopie, et plus globalement l’imaginaire dans ce projet, et peut-être aussi plus généralement dans votre pratique artistique?
Sylvie Blocher. Depuis 1993, je suis invitée dans des pays très différents et, comme j’expose généralement ce que je filme sur place, je m’installe temporairement dans des lieux que je ne connais pas. De touriste, je deviens promeneuse, travailleuse. Je regarde ce qui se passe autour de moi, je croise des gens et des situations, et mon travail en est forcément troublé ou affecté. Ces dernières années, j’ai filmé en Inde, en Amérique latine, en Chine, en Australie, au Vietnam, en Europe… À chaque fois, j’observe un monde bouillant d’activités, mais de plus en plus sombre et de plus en plus délié de savoir; savoir aux sens d’expérience singulière, même si des micro-expériences magnifiques se tentent ici et là . Dans tous les milieux, je perçois de plus en plus de la peur : peur du lendemain, peur de la guerre, peur de la mort, peur des autres, peur de l’avenir, peur de la contagion, peur de soi, peur du déclassement. Cette peur est entretenue comme un trésor par ceux qui dirigent le monde. Les télévisions, de plus en plus privatisées, entretiennent elles aussi cette peur de l’Autre et standardisent tous les rêves.
La fin du XXème siècle a été dramatique. Beaucoup se sont sentis trahis, abandonnés, ou simplement oubliés. Tout horizon d’attente a semblé quitter le monde. Et cette crainte du futur, associé à la fin des utopies et aux rêves fabriqués de la consommation, aux barbaries, se traduit par une tétanie à rêver, à imaginer d’autres solutions, d’autres systèmes plus accueillants, plus émancipateurs.
On se contente de peu. Dans les années 1980, les grands groupes financiers et la technocratie investissent tous les secteurs de la société civile et lissent de plus en plus toute possibilité de dissensus. Où faire alors fonctionner des imaginaires et des rêves qui ne soient pas déjà préconstruits? Je ne parle pas ici d’inventer de beaux objets de design, je parle d’inventer d’autres possibles.
Ces dernières années, j’ai pu constater aussi à quel point les personnes que je rencontrais verrouillaient leurs imaginaires. Pour que l’imaginaire se mette en branle, il faut qu’il y ait du lâcher-prise, du temps perdu, des doutes, des accidents, des corps, des affects, du dissensus, de la passion, des chaos constructifs… Je ne suis pas une artiste qui expose ce qui ne va pas. Je suis une artiste qui tente d’autres possibles.
«Tenter d’autres possibles», entretien avec Sylvie Blocher par Vincent Crapon et Christophe Gallois, réalisé le 26 août 2014 au Luxembourg et publié dans le catalogue d’exposition Sylvie Blocher. S’inventer autrement, Ed. Actes Sud et Mudam Luxembourg, 2015.