Pour sa première exposition personnelle à la galerie Kamel Mennour, Mohamed Bourouissa réunit les deux versants de son projet Temps mort, comprenant une série photographique et une vidéo, toutes deux réalisées avec la collaboration d’un détenu depuis l’établissement pénitentiaire dans lequel il est enfermé, via sms et mms. Narguant les mâtons (l’utilisation de téléphone est interdite en prison), l’artiste met en place un dispositif transgressif: qui déborde les territoires.
Prises en très basse résolution et tirées quasiment à échelle 1, les photographies de la série «Temps mort» apparaissent fortement pixellisées et floues, échappant constamment au regard. L’esthétique cheap de ces clichés peut rappeler les images volées de certains journaux ou émissions de télévision à sensation, prises à la sauvette ou tournées en caméra cachée. Ce rapprochement formel permet à Mohamed Bourouissa de poursuivre sa réflexion sur le statut de l’image et sa capacité à leurrer (toutes les images ont été mises en scène via des croquis envoyés au détenu), déjà amorcée avec la série «Périphérie» et prolongée avec la récente vidéo Légendes.
Tout en choisissant pour motif une situation réelle d’emprisonnement, Mohamed Bourouissa semble constamment chercher à s’en abstraire par des opérations plastiques (agrandissement, retouches numériques). Il brouille les frontières entre réel et fiction, réalisme et abstraction, pour atteindre à une image picturale, non sans rappeler certaines toiles impressionnistes, relevant davantage de la sensation que du sensationnalisme. Mais la série soulève une contradiction. Si l’entreprise initiale était sans doute de fuir la belle image par l’utilisation d’images low-tech, le résultat s’avère finalement et paradoxalement très séduisant.
Avec sa vidéo (projetée dans le tube de la galerie), Mohamed Bourouissa pousse l’expérience un peu plus loin en présentant les mini-séquences échangées entre lui et un autre détenu, JC. Ce volet n’est pas uniquement le prolongement filmique de la série photographique qui l’a précédé. Le téléphone portable, outil sur lequel reposait jusqu’ici le dispositif devient ce troisième œil, grâce auquel deux espaces, deux temps et deux subjectivités se rencontrent et à travers lequel la relation amicale et le projet artistique se construisent.
JC et Mohamed Bourouissa y vont d’abord à tâtons. Les premières minutes de Temps mort sont laborieuses. Directement immergé dans les images tremblotantes, jaunâtres et floues du premier plan, l’œil peine à discerner ce qui lui est montré, perturbé par l’instabilité du cadrage et la même esthétique cheap que la série photographique. Mohamed Bourouissa indique la marche à suivre — à filmer — par des consignes de placements, de gestes, de motifs. Le détenu s’exécute, non sans mal, avec une certaine rigidité dans l’application. De son côté, l’artiste partage les images de son quotidien : les rues de Paris ou les paysages enneigés d’Helsinki où il expose. Le projet n’a de sens que dans cette réciprocité-là , jusque dans l’intimité. Une véritable longueur d’ondes s’établit entre les deux interlocuteurs. Mohamed Bourouissa joue d’ailleurs de ce flux d’échanges et crée une continuité spatio-temporelle par le montage : aux panoramiques des toits parisiens ou des paysages de mer filmés par l’artiste répondent immédiatement ceux de la cellule de JC ; aux plans en caméra subjective sur les pas du prisonnier marchant dans sa cellule répondent ceux de l’artiste dans la neige, etc.
La frontière entre l’artiste et le détenu se fait de plus en plus mince. La séquence de la porte ouverte marque un tournant : c’est à cet instant précis que JC s’empare du projet. Ne se contentant plus d’appliquer les consignes de mise en scène, il filme désormais de son propre chef. La distinction entre les images de l’artiste et celles du détenu dont les différences de couleurs, de lumière et de résolution étaient jusqu’ici assez nettes, se confondent alors. Les territoires de chacun ne se distinguent plus clairement. Les images n’en sont parfois que plus abstraites, plus subjectives (ce que traduit parfaitement une séquence au ralenti de chiens qui se battent). La vidéo de Mohamed Bourouissa aurait d’ailleurs gagné à s’arrêter à ce stade, la fin du film tombant dans un pathos un peu décevant.
Temps mort nous fait éprouver le temps. Un temps suspendu — celui de la condamnation —, d’une mi-temps au mitard dont on suivrait le lent écoulement, dont on sentirait l’inertie, conditionnée par l’espace, un temps centripète en somme. Tandis que celui de l’artiste serait lui centrifuge, voué aux mouvements et aux déplacements. Temps mort, c’est aussi le temps accordé à l’autre et au projet (ce qui rend la vidéo particulièrement émouvante), et l’attente qu’il a nécessitée : le bon moment pour filmer sans se faire prendre, l’attente de la réponse de l’autre, etc.
Mohamed Bourouissa est un «entremetteur en scène». Il démontre sans cesse une facilité à mettre en rapport, que ce soient deux espaces, deux personnalités ou deux temporalités (la récente vidéo Légendes le démontre encore), à créer du lien en somme.
— Temps mort, 2008. Photographies couleur. C-print
— Temps mort, 2009. Vidéo. 18 min