ART | EXPO

Tchétchènes hors-sol

23 Avr - 27 Sep 2009
Vernissage le 23 Avr 2009

Maryvonne Arnaud retourne en Tchétchénie. Elle y avait photographié des réfugiés tentant de renaître, de reprendre vie. Cependant, elle remarque que l’on tente de reconstruire le pays sans eux car ils gardent trop en eux le souvenir de la guerre que l’on essaie de nier. Arnaud mêle alors les photographies de ses deux voyagent pour mieux rendre la volonté des tchétchènes, reconstruire sans oublier.

Communiqué de presse
Maryvonne Arnaud
Tchétchènes hors-sol

En 2004 et en 2005 je suis allée en Tchétchénie à Grozny, et en Ingouchie dans les nombreux camps de réfugiés tchétchènes. J’ai photographié une ville effacée, un peuple nié, j’ai photographié les traces de la guerre, les trous d’obus comme autant de vies détruites et autant de gestes pour détruire, j’ai photographié des visages graves et dignes, des hommes, des femmes, des enfants. Dans les camps, j’ai vu au travers de mon objectif la vie qui tentait de s’organiser dans le noir, dans l’oubli, j’ai croisé des regards, des sourires, des larmes, des rires aussi.
J’ai écouté, enregistré des voix sans voix, atones, des voix qui se (con)fondaient avec la douleur, le chagrin. J’ai vu comment la vie s’accroche, à l’image des posters de mannequins épinglés par les jeunes filles sur les murs de carton des camps de réfugiés, j’ai vu la résignation des mères, le désespoir et la honte des hommes. J’ai compris la haine.
En 2008, je suis retournée à Grozny, j’ai marché dans une ville inconnue, en reconstruction, j’ai photographié la guerre effacée, niée. J’ai vu comment le béton, les bardages de plastique et la peinture masquent les blessures sur des plaies non cicatrisées, comme un décor en attente du tournage d’un film. Quel film ?
J’ai entendu souvent le mot tragédie. J’ai compris l’envie d’oublier, de ne pas se souvenir et la peur d’oublier aussi, de trahir les disparus. J’ai vu l’acharnement à vivre de la vie, l’humour qui pointe quand les yeux s’embuent et se ferment.
J’ai vu l’obscène et l’arrogance des dirigeants qui s’affichent comme les sauveurs d’un peuple qu’ils ont eux-mêmes détruit et qu’ils continuent à dominer par la peur. La menace des enlèvements arbitraires et des exécutions sommaires qui vide les rêves, nourrit les cauchemars et sème le doute, la folie et le silence.
Je suis aussi allée en Pologne et en Turquie dans des centres pour réfugiés où continuent d’arriver quotidiennement des familles tchétchènes qui fuient sous la menace et la crainte d’une vengeance, dans l’espoir d’oublier, et de fabriquer une vie autre pour leurs enfants.
Là, dans ces grands centres d’accueil, j’ai été témoin de l’ennui, la promiscuité, l’étroitesse, l’empilement, le vide, le bruit, le manque, l’absence, l’injustice, la déception. Des individus déliés, flottants, malmenés, hors-sol.
Comment montrer tout cela ?
Peut-être une seule photographie et une note continue de musique auraient-elles pu suffire ?
J’ai regardé longtemps toutes ces photographies et j’ai vu tout ce que je n’avais pas vu, réfugiée derrière mon viseur. J’ai pensé alors aux soldats réfugiés aussi derrière leur viseur. Que voient-ils ?
J’ai vu aussi tout ce qui manquait. J’ai éprouvé encore la nécessité des mots. Après ceux du poète Abdelwahab Meddeb, en 2005, j’ai associé ici ceux de l’écrivain russe Arkady Babchenko, soldat en Tchétchénie pendant les deux guerres de 1994 et de 1999 et ceux de l’écrivain tchétchène Soultan Iachourkaev, réfugié en Belgique depuis la deuxième guerre. J’ai associé aussi les paroles récoltées au
cours de mes différentes rencontres et conversations.
Comme on ne revient pas indemne de certains voyages, j’aimerais que les visiteurs emportent avec eux une part de doute : qu’ai-je vu ici ? que n’ai-je pas vu que je croyais voir ?
Maryvonne Arnaud.

La photographie et la mémoire

Dès lors que la question du souvenir se pose, constate Susan Sontag, la photographie est plus incisive. La nouvelle installation photographique imaginée par Maryvonne Arnaud offre tout à la fois une possibilité de remémoration des guerres tchétchènes et porte à notre conscience les conditions de vie d’hommes, de femmes et d’enfants aux souffrances désormais invisibles.
Dans leur première présentation (Tchétchénie sur[exposée, à la maison des droits de l’homme à Grenoble). Une vie dans l’ombre), les images noir et blanc, prises en 2004, étaient soumises à un traitement chromatique volontairement binaire : quand la grande majorité s’offrait au regard grise et charbonneuse, certaines des images – éclaircies ou assombries à l’excès – mettaient en scène la disparition de leur sujet. Cette attention portée par la photographe-plasticienne à la matière, à l’objet photographique comme forme compacte de mémorisation, traduisait une réflexion sur la perte et la volonté de conserver l’essence de ce qui est perdu : l’instant de vie que la photographie a saisi.
Les visages souriants des enfants, les regards apparemment calmes des adultes, les mains croisées des vieilles femmes s’inscrivaient dans des espaces domestiques recréés qui disaient l’extrême précarité des situations et faisaient écho à « la ruine absolue de la ville », Grozny bombardée telle que la définit Abdelawahab Meddeb. Ces images étaient donc elles-mêmes les souvenirs des violences subies, rappelant un passé qui n’est plus et prévenant un avenir incertain. Titrée Tchétchénie sur[exposée], l’exposition de Grenoble interrogeait l’image fugitive de souffrances non représentées et celle d’une guerre
dévoilée par une actualité médiatique tout entière dédiée aux événements sanglants chargés de légitimer les exactions de l’armée russe.
La nouvelle installation du centre d’histoire de la résistance rend compte des récents voyages que Maryvonne Arnaud a effectués en Pologne et en Turquie dans des centres de réfugiés, mais aussi dans Grozny reconstruite, noyée sous le flot des portraits de Kadyrov et Poutine unis, truelle à la main, pour rebâtir la ville et, au-delà, la République.
Une poignée d’années après, dans un contexte dit de normalisation, que nous montrent ces images ? Une capitale reconstruite, le temps enfin venu de la paix et du retour pour certains, la misère et l’attente infinie pour d’autres, réfugiés en Pologne et en Turquie avec leurs souffrances désormais exilées et marginalisées ? On est d’abord surpris de constater que les images couleur de cette nouvelle campagne n’ont pas l’évidence plastique des premières : l’existence éternellement mise entre parenthèses des réfugiés, la méfiance des habitants de Grozny « pacifiée », le lustre de la ville nouvelle génèrent des images plus difficiles à interpréter.
Pour déjouer cette difficulté, la photographe utilise deux procédés distincts et complémentaires. Tout d’abord, elle entremêle les images des deux campagnes, réveillant ainsi la mémoire du temps passé et celui des traces d’une guerre qu’on cherche à faire disparaître physiquement de l’espace urbain. Enfin, la signification des images dépendant de l’identification qu’elles suscitent chez le spectateur, Maryvonne Arnaud convoque les mots, la parole des Tchétchènes, le récit de leur vie, de leurs errances et de leurs souffrances, enregistrés par elle au cours de ses rencontres. Ces témoignages servent de fil conducteur à l’ensemble du parcours et vont jusqu’à prendre, parfois, la place des images. Si les photographies suscitent notre intérêt, nous invitent à réfléchir, convoquent nos émotions, le récit seul peut nous amener à comprendre ce qu’est aujourd’hui la République tchétchène et la vie de ses expatriés, de ces Tchétchènes hors-sol.
En dépit des discours officiels et d’une reconstruction de façade, alors que s’exerce un régime de terreur, une nouvelle violence est faite aux Tchétchènes. Celle-ci consiste à gommer les traces pourtant tangibles et innombrables de la guerre, déjà très peu présente – sans doute parce que non photographiée – dans nos consciences européennes. Invoquées pour dénoncer cette violence, les photographies de Maryvonne Arnaud disent le miracle de la survie et rendent possible le souvenir de la guerre.

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