PHOTO

Talker

PPierre Juhasz
@12 Jan 2008

Les œuvres sont ainsi faites : l’artiste voyage, regarde le monde, et raconte ses expériences à ses amis qui les interprètent plastiquement par des dessins ou des maquettes. Où il est question de mémoire, de territoire, d’identité, mais aussi d’altérité.

« Le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres…  », écrivait Proust. C’est un peu de ce voyage dont il est question dans les œuvres de Roman Ondak, œuvres qui croisent les voyages de l’artiste, son regard sur le monde, sa mémoire différée par les descriptions orales qu’il fait à ses amis de ses déplacements et les constructions plastiques que ceux-ci réalisent à partir de ces descriptions.

Ce sont ces chemins croisés que l’on découvre dans Common Trip, installation datée de 2000, composée de cent vingt-huit pièces réalisées par les proches de l’artiste. Des dessins et des maquettes de facture éclectique représentent des monuments emblématiques des continents du monde. Une tour Eiffel astucieusement montée en carton, un centre Georges Pompidou dessiné sur les côtés d’un emballage, la tour penchée de Pise, ou encore, les tragiques tours jumelles de Manhattan sont alignées au sol et surmontées par des dessins d’autres édifices célèbres.
Un univers monumental en modèles réduits s’éparpille ainsi autour du visiteur qui appréhende au fil de ses pas, à son échelle, les prestiges touristiques du monde, les vestiges d’une mémoire collective revisités par des regards individuels activés par l’artiste.

Or ces regards n’ont voyagé qu’à travers la médiation orale de Roman Ondak, de façon imaginaire, puisque ceux-là n’ont pas quitté des yeux leur territoire. Au cours d’un passé proche, celui du rideau de fer qui entourait le bloc soviétique, combien étaient ceux qui, contraints par le pouvoir à rester au pays, voyaient en l’ouest une terre promise, un espace de liberté ? Probable allusion de l’œuvre à cette histoire-là, cette histoire d’une géographie à géométrie variable qui a redéfini la nation dont l’artiste est originaire, histoire empreinte aussi d’espoirs autant que d’illusions perdues à l’épreuve des réalités nouvelles.

L’installation Common Trip, comme les autres œuvres, est ainsi traversée par des questions de mémoire, de territoire, d’identité, mais aussi d’altérité, d’autant qu’il fait écho à Antinomads, réalisée en 2000 et composée de douze cartes postales reproduites en nombre, exposées sur un présentoir. Chacune est le portrait d’une personne, ami ou connaissance de l’artiste, qui ne souhaite pas voyager. L’image est simple, à caractère intimiste : la prise de vue montre la personne dans son environnement ordinaire, dans son intérieur, en Slovaquie. « La population ici est peu mobile; c’est pour cette raison qu’ils ont un rapport plus méfiant vis-à-vis de cette nouvelle influence, politique et culturelle de l’Europe à laquelle ils sont censés s’intégrer », dit Roman Ondak.
Ceux qui figurent sur les cartes postales ne voyagent pas. Parfois, ils collaborent à la réalisation des maquettes ou dessins exécutés à partir d’une mémoire déléguée, mais contrairement à eux, leurs images circulent, elles voyagent au fil des expositions, sont offertes aux visiteurs de par le monde.

Ce chassé-croisé entre la dilution de l’artiste-conteur qui délègue sa mémoire et son travail aux autres et qui, en retour, distribue l’image de leurs visages au cours de son exposition, constitue un fertile questionnement, dans la lignée post-duchampienne et loin de tout formalisme, sur ce qu’est la création artistique et l’artiste aujourd’hui et, plus généralement, sur ce que devient le monde.
Mais au-delà, il interroge le caractère objectal de l’œuvre, la manière dont la communication infiltre la chose artistique jusqu’à l’expérience de l’espace, que cet espace soit celui du quotidien ou bien celui du voyage, qu’il soit espace imaginaire ou socio-politique, qu’il soit celui du nomadisme ou celui de la mondialisation. Ainsi se croisent dans l’œuvre le local et le global, quel que soit le médium emprunté.

Dans une vidéo intitulée Guided Tour (Follow Me), retraçant une performance organisée par l’artiste en 2001 en Croatie, un enfant joue au guide et conduit les visiteurs d’un musée fictif dans la réalité animée de la ville, leur présentant comme vestiges les choses ordinaires, suivant l’injonction de Pérec lorsqu’il écrit : « Non plus l’exotique, mais l’endotique » (L’infra-ordinaire).
Ou bien encore, dans Slowed Journey, pièce datée de 2003, partant de ses souvenirs d’un de ses voyages, il décrit ses déplacements aux personnes de son entourage qui le dessinent, chacun à sa façon, dans différents lieux : le hall d’un aéroport, une gare, une place publique, un pont, etc. Ce qui se déplace ici est moins la figure de l’artiste, identifiable dans chaque dessin de ce qui constitue, in fine, une narration, que le regard de l’autre et son écriture dans le graphisme, autrement dit, sa représentation.

De médium en médium, et d’un auteur occasionnel à l’autre, Roman Ondak voyage en livrant son regard aux points de vue multiples, regard lucide et ludique jeté sur le monde. Quant au regard du spectateur, il lui offre ses déambulations à travers les territoires nationaux mais aussi à travers les territoires de l’art, un art que Nicolas Bourriaud qualifierait de relationnel, puisqu’il prend « comme point de départ théorique et pratique l’ensemble des relations humaines et leur contexte social, plutôt qu’un espace autonome et privatif  ».

Roman Ondak
— Announcement, 2002. Installation sonore : CD en boucle, radio CD.
— Antinomads, 2000. 12 cartes postales sur un présentoir en métal. 10,50 x 14,80 cm chaque carte.
— Guided Tour (Follow Me), 2002. Vidéo DVD d’après DV Cam, son, sous-titres en anglais, 5’.
— Slowed Journey, 2003. 8 dessins, cadres de récupération. 44,50 x 35 cm; 36 x 27,50 cm; 37 x 29 cm; 46 x 38,50 cm; 38,50 x 29,50 cm; 45,50 x 38 cm; 44 x 40 cm; 39 x 29 cm.
— Common Trip, 2000. Installation : 128 éléments (dessins, maquettes). Dimensions variables.
— Tickets, please, 1999-2002. 2 photos couleurs sur papier archives contrecollées sur PVC, un dessin, un texte. Photos : 62,50 x 92,70 cm chaque; texte avec cadre : 38 x 29,20 cm; dessin original avec cadre : 29,30 x 38,90 cm.

AUTRES EVENEMENTS PHOTO