Le message a beau être écrit au sol en gros caractères et en quatre langues, rares sont les visiteurs qui osent s’asseoir s’ils n’y sont pas directement invités par le gardien de salle. Jasper Morrison, qui n’est pas novice dans l’art de bousculer les idées, veut-il interroger notre relation (déférente) aux objets de la vie quotidienne dès lors qu’ils s’exposent dans un musée ? Ou tente-t-il simplement de nous rappeler que la vocation d’un siège, même s’il est d’un designer, est avant tout d’accueillir notre séant ?
La scénographie n’a pourtant rien d’intimidant. Les sièges sont posés à même le sol, sagement alignés sur deux rangées et séparés les uns des autres par de larges pointillés blancs. Tous bénéficient du même traitement : une édition limitée produite par Vitra figure à côté d’un fauteuil conçu pour Muji, les modèles appartenant aux mêmes séries (Pipe, Air) ne sont pas présentés côte à côte mais dispersés le long du parcours, incitant le visiteur à ne pas rechercher la ressemblance mais la singularité, laquelle réside parfois dans un changement de matière.
Une vision d’ensemble suffit à se convaincre que la quête d’une originalité formelle, d’une « signature » visuelle, ne fait pas partie des priorités du designer. Les lignes sont simples, sans artifice et traduisent un langage qui est celui des archétypes. Chez Jasper Morrison, une chaise ressemble avant tout à une chaise : Supernormal, le titre de l’exposition qu’il a organisée en 2006 avec Naoto Fukasawa à la Triennale de Milan, est sans doute le qualificatif qui résume le mieux sa démarche. Cette attention à la beauté des objets ordinaires et aux vertus d’un design anonyme n’est pas sans rappeler les conceptions de Sori Yanagi et du mouvement Mingei.
Ce n’est donc pas une surprise si le designer cite parmi ses influences quelques figures emblématiques du modernisme, d’Eileen Gray à Le Corbusier. Dans le fascicule qui accompagne l’exposition, il précise d’ailleurs les liens de filiation qu’il convient de voir dans certaines de ses créations : sa chaise Sim est une « descendante » de la chaise GF40/4 de l’américain David Rowland (1964), sa chauffeuse Low Pad est un hommage à la PK22 du danois Poul Kjaerholm (1956)… Pour autant, sa recherche n’est en aucun cas orientée vers l’utilisation systématique de nouvelles technologies ou de nouveaux matériaux. Si la Air-Chair est issue d’une nouvelle technique de moulage par injection de gaz, la Plywood Chair n’a nécessité qu’une scie sauteuse et des feuilles de contreplaqué.
A l’instar de certains architectes, Jasper Morrison s’intéresse en revanche à l’effet de ses créations sur leur environnement, entendu dans un sens non tant écologique qu’« atmosphérique ». Lorsque le couvent de la Tourette lui demande de concevoir une chaise pour son réfectoire, le designer se rend sur place pour s’imprégner de l’atmosphère des lieux. Il remarque que les bancs de la chapelle sont pourvus d’une traverse au sol qui leur donne un « esprit religieux ». L’idée sera reprise pour sa propre création, dont la silhouette en chêne évoque étrangement celle d’une personne agenouillée sur un prie-dieu. Mais la véritable originalité de cette approche, c’est qu’elle dépasse son travail de commande pour s’appliquer finalement à l’ensemble de sa production. Pour concevoir la Pipe Chair, éditée par Magis en 2008, le designer part aussi d’une observation : en dépit de quelques initiatives intéressantes, la plupart des cafés parisiens continuent de privilégier un « look design », ce qui « dégage une atmosphère désagréable ». Cela le décide à dessiner une assise destinée « à remplacer la chaise de designer par quelque chose de plus facile à regarder ». Ecologie visuelle ? Design atmosphérique ? En définissant les contours d’un design qui se fond dans la vie quotidienne et contribue à créer une « bonne ambiance » dans le milieu qui le reçoit, Jasper Morrison ouvre sans aucun doute de nouvelles perspectives à la pratique des designers.
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Jasper Morrison
— Take a Seat !, 2009. Affiche de l’exposition.