PHOTO

Takashi Murakami

Takeshi Murakami est obsédé par la circulation du regard. Sa dernière série, «Acuponctur Paintings», reprend les techniques de pression et de contact et donne son titre à l’exposition qui se tient actuellement à la galerie Perrotin: «The Pressure Point of Painting». Rencontre avec l’artiste japonais le plus en vogue de sa génération.

Interview par Pierre-Évariste Douaire et Betty Dahmers
Traduction Betty Dahmers

Takeshi Murakami nous reçoit ce lundi matin 23 octobre 2006 à la galerie Emmanuel Perrotin. Le vernissage du samedi soir a été un succès. A trois jours de l’ouverture de la Fiac, il nous offre une visite guidée de son exposition. Un moment rare et précieux avec l’artiste japonais le plus en vogue de sa génération.

Pierre-Évariste Douaire : La dernière série des Dob s’aventure dans la Bad Painging ?
Takeshi Murakami : Les premières versions conservent des lignes nettes et précises, mais pour ceux qui suivent j’ai poussé plus loin mes investigations. Les dernières versions de Mr. Dob sont beaucoup plus expérimentales. Son visage n’apparaît plus aussi frontalement qu’avant, il est légèrement tourné sur le côté. La peinture est retravaillée par couches successives. Le résultat est beaucoup plus complexe car la technique employée est plus longue.
La sérigraphie me permet de travailler par strates successives. La peinture s’accumule et les tons changent au fur et à mesure. La texture évolue également au fil du temps. Les superpositions peuvent être totales ou partielles, cela dépend des cas, rien n’est jamais arrêté, il faut à chaque fois expérimenter. Le travail sérigraphique, mécanique, permet d’obtenir une base de travail qu’il faut ensuite terminer à la main.
Dans la phase préparatoire l’ordinateur est très utile, il permet de développer l’idée générale et d’ordonner un plan général. Ensuite mes assistants exécutent ce que j’ai préparé. Je dirige tous les détails, je suis très présent, je surveille tout ce qui se passe, et en fin de compte c’est comme si c’était moi qui peignait.
Les couleurs ont été choisies au préalable mais je suis à l’écoute de leurs avis. Ils peuvent intervenir en suggérant des modifications. Il faut compter pour les Dob les plus expérimentaux, ceux qui nécessitent le plus de travail, un mois et demi de travail. Je me sens comme le boss d’une entreprise. Je connais exactement les délais de fabrication des pièces produites. [rires]

Comment est apparu Dob dans votre œuvre ?
J’ai inventé le personnage de Mr. Dob dans les années 1990. C’était une réaction au Language Art, très populaire au Japon à cette époque. Beaucoup d’artistes travaillaient en utilisant des mots anglais dans leur travail. Les fautes de frappe étaient voulues et l’art se voulait politique. Dob est apparu pour se moquer gentiment de ce mouvement.
Pour rigoler j’ai à mon tour utilisé des lettres qui ne voulaient rien dire, qui n’avaient pas de portée critique ou sociale. Les trois lettres formaient juste le contour d’un visage inspiré par les bandes dessinées japonaises. C’était vraiment une blague. Alors que le Language Art utilisait de très longues phrases, j’ai au contraire misé sur la concision. Dob est d’ailleurs l’abréviation d’une expression japonaise très populaire.
Mr. Dob est né par réaction, mais ensuite il a suivi sa propre voie, mené sa propre vie. Il n’était à la base qu’un visage plat, très frontal, très simple, puis il a évolué et s’est décliné dans d’autres formes et sur différents supports. A la simple représentation du début a succédé des interrogations formelles. Il est devenu un champ d’expérimentation technique aussi complexe que riche. Ces incursions dans des domaines nouveaux permet d’interroger la peinture. A force de travail et de questionnement on parvient à questionner ce qu’est la peinture.

Pourquoi de si grands yeux ?
Le rôle et la place du regard m’intéresse énormément. Dans tous mes travaux j’essaie de guider les yeux du spectateur à l’intérieur de la toile. Je lui trace un chemin. Le sens de lecture est très étudié et la clef d’accès se trouve dans les yeux des personnages, c’est à partir d’eux que le voyage commence, ils organisent la circulation du regard. Le choix des couleurs est très important car il accentue davantage ce cheminement. Les pupilles de Mr. Dob sont très grandes, elles sont constellées d’une multitude de facettes. Elles brillent d’une façon éclatante pour attirer davantage l’attention.

Le triptyque de Dob est la pièce maîtresse de cette salle ?
Le triptyque reflète bien ma soif d’expérimentation actuelle. Habituellement le centre de gravité de mes œuvres passe par les yeux. Ici je voulais relever un défi et contrebalancer cette habitude. C’est ainsi que j’ai misé conjointement sur deux entités différentes pour attirer le regard du spectateur. Inévitablement l’accès à l’œuvre passe par les yeux, ils attirent toujours l’attention, mais la masse noire placée à gauche du personnage vient lui aussi apporter sa pierre à l’édifice.
La peinture à l’aérosol, qui tranche par sa noirceur, sert de pendant à la tête de Mr. Dob, elle est son contrepoids. Les deux masses se répondent, dialoguent, elles sont différentes, s’opposent mais finalement se complètent. J’ai voulu me mettre en danger en faisant circuler le regard par cette nébuleuse informe. Il était périlleux d’abandonner les yeux comme axe principal de circulation. L’idée était plus originale mais le résultat n’était pas assuré. Les coulures sur la partie droite ne sont pas non plus dans mes habitudes. Elles s’éloignent considérablement de la peinture traditionnelle que j’affectionne. Mais cette manière de faire se rapproche des goûts des collectionneurs et des conservateurs de musée. J’ai volontairement accentué les caractéristiques de la Dirty Painting pour faire quelque chose d’outrancier. J’en ai exagéré cette grammaire que je ne connais pas pour faire autre chose. Il fallait prendre ce risque de l’exagération pour que cela marche.

Vous avez réalisé des sacs à dos en peau de baleine, alors que le Japon ne voulait pas arrêter sa chasse aux cétacés. Mr Dob était un miroir qui obligeait la société japonaise à se regarder en face. Vos œuvres avaient des messages, est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Oui c’est vrai, ma peinture est moins politique, elle devient de plus en plus formelle, parce que je suis sensible aux tendances, aux modes, et qu’aujourd’hui je pense que les artistes travaillent plus dans cette direction. Mon objectif, dans la série présentée ici, était de mettre l’accent principalement sur les techniques picturales et sur les possibilités qu’elles m’offraient. Quand j’ai commencé à travailler avec Mr Dob, c’était essentiel d’axer le personnage sur l’angle politique, de le mettre dans une position critique. C’était ce que l’on faisait à l’époque. Mais maintenant que tout ceci est mieux compris je préfère mettre l’accent sur la suggestion et l’évocation. Le monde de l’art y est plus sensible actuellement et la confrontation directe ne m’intéresse plus.

Qu’avez vous retenu artistiquement de votre collaboration avec Louis Vuitton ?
J’ai beaucoup appris. J’ai compris comment fonctionne une marque et comment il faut la gérer. L’univers de la mode a été d’un grand secours, elle a été un révélateur. C’est un milieu qui n’arrête pas d’être à l’affût des dernières tendances. J’aurais voulu critiquer cette course à la nouveauté et m’offenser de ce fonctionnement, mais il est le parfait miroir des rouages de l’art. Cette expérience dans l’industrie du luxe est transposable dans le monde de l’art, la comparaison fonctionne parfaitement. La soif de nouveauté est tout aussi grande, elle est la marque de fabrique de l’art contemporain, qui ne jure que par le renouvellement. En travaillant avec cette multinationale j’ai établi ce parallèle. J’ai compris également que pour connaître le succès et continuer à survivre il ne fallait pas juste suivre une tendance mais poursuivre sa propre voie. Il faut être à l’écoute de soi pour s’aventurer sur d’autres chemins, se connaître assez pour ne pas se perdre.

Comment faire pour ne pas se perdre dans une telle aventure ?
Pour avancer il est très important de garder deux repères en tête. Ce qui me sauve, c’est que je fais les choses très sérieusement et que je reste très attaché à mes racines japonaises. J’essaie de trouver le juste équilibre entre mes convictions et les attentes du public. Cette position s’éloigne assez de l’idée que l’on a de l’artiste libre et indépendant. C’est très important de plaire aux gens, mais il ne faut pas tomber dans le décoratif non plus. Je n’aimerais pas être comme l’artiste occidental du XIXe siècle, obligé de peindre des tableaux pour seulement décorer les salles à manger des bourgeois. Je tiens beaucoup à maintenir l’équilibre entre mes exigences et les attentes du public. Je prends très au sérieux les questions de l’art.

Parlez-nous de votre série sur les yeux, les Jellyfish Eyes.
Le motif des fleurs et des yeux appartient à mon vocabulaire formel depuis plusieurs années. C’est en les travaillant régulièrement que j’ai eu l’idée des peintures acuponctures. Tous ces yeux attirent le regard. Une toile qui amasse un grand nombre d’yeux propose autant d’accès au regard. Leur nombre multiplie les entrées et les points d’accroche pour le spectateur. Cela fait longtemps que je travaille sur les yeux. Je me demandais s’il était possible de guider encore plus le regard. Je voulais pousser le concept au maximum, porter cette logique à l’extrême. Pour cela je voulais aller à l’essentiel, travailler dans l’épure grâce à un style direct. Le regard devait pouvoir se promener, se balader librement.

Comment se fait le passage entre le travail sur les yeux et les tableaux acuponctures ?
Un jour, en me rendant chez l’acuponcteur, je me suis aperçu que nous étions semblables, tous les deux nous cherchions à baliser un parcours pour les autres. Les points d’acuponctures ont cela de commun avec mon travail sur les yeux qu’ils dressent une carte capable de nous mener d’un point à un autre, ils nous font voyager. La façon dont l’acuponcteur cherche les différents points de pression, la façon dont il va de l’un à l’autre, s’approche de ma façon de procéder quand je dispose des couches successives de couleurs sur la toile. Quand j’ai pris conscience de ces similitudes j’ai été frappé. Cela m’est tombé dessus sans crier gare. Ces moments sont rares dans la vie d’un créateur, mais ils sont essentiels. J’ai été bouleversé au plus profond de mon être. Tout devenait clair, la voie à suivre s’imposait à moi, elle m’apparaissait distinctement. Après une séance d’acuponcture je suis capable de voir plus clair, mon champ de vision s’élargit, je comprends mieux les choses. J’obtiens des images sans avoir recours à la drogue. L’acuponcture est capable de réaliser de tels miracles.

Comment avez-vous commencé vos tableaux acuponctures ?
J’ai commencé par peindre deux damiers, ceux qui sont exposés dans la salle du fond, ils sont la suite logique des Jellyfish Eyes. Ces tableaux complètent le travail précédent, ils poursuivent l’expérimentation sur les yeux, mais d’une autre façon. Le parcours du regard reste au centre de mes interrogations. Par contre si je m’étais arrêté à ces deux damiers, le résultat se serait contenté de ressembler à la peinture minimaliste des années 1970. Mais je ne voulais pas remâcher ce qui avait été fait auparavant, je voulais coller à notre époque et ajouter ma touche personnelle à cette histoire de l’art. Je voulais parler du corps et de la sexualité, car ce sont des notions omniprésentes aujourd’hui. Je suis choqué, comme bon nombre d’asiatiques, par la tendance de l’art contemporain occidental à tendre vers la pornographie, à devenir pornographique.

Vos tableaux acuponctures sont une réponse à la pornographie occidentale ?
Il n’y a que récemment que j’ai compris qu’un Occidental voyait derrière un tableau l’ombre de l’artiste. Un Japonais, lui, ne voit qu’un agencement de formes et de couleurs alors que vous, en Occident, vous tentez de savoir qui se cache derrière. C’est pour cette raison que j’ai voulu laisser une trace physique de moi, d’où les empreintes de mon corps sur les secondes versions des tableaux acuponctures. La toile était un sexe de femme à qui je faisais l’amour. En posant mon corps sur la peinture j’y laissais la trace de mon passage. L’art n’est pas un plaisir solitaire, il doit être partagé. L’artiste se doit de faire un pas vers son public, il doit essayer de rapprocher le plus possible des gens. Ce geste est une main tendue vers le public, je ne sais pas comment il sera interprété…

Traducciòn española : Santiago Borja

AUTRES EVENEMENTS PHOTO