Philippe Abergel
Tahiti Plage
«Je n’étais pas retourné à Casablanca depuis mon départ en juin 1967. Trente et un ans après je retrouvais la plage de mon enfance, rien n’avait changé. J’étais là pour le travail, je devais faire «la lumière» sur un film publicitaire pour une production franco-marocaine. L’hôtel dans lequel je résidais se trouvait juste là , devant ce paysage, intact.
Quand j’étais enfant, au Maroc, ma mère avait pour habitude de nous emmener, mon frère et moi, après la sortie de l’école sur la côte d’Anfa pour y prendre un bain et manger une glace. Les piscines avaient des noms qui faisaient rêver: le Kontiki, le Sun-Beach, le Lido et Tahiti. Le week-end, ces piscines étaient le lieu de retrouvailles des amis, de la famille et des sportifs. Le culte du corps faisait déjà des émules. L’air sentait les chips, les chewing-gums Spoutnik et le sable chaud. Les cris d’enfants résonnaient dans la plus parfaite insouciance.
Etre enfant dans une ville de bord de mer est un grand privilège. Les jeux de plage sont aussi formidablement propices à toutes les inventions et toutes sortes d’aventures réelles ou imaginaires. Cela fait aujourd’hui 40 ans que je suis Français, et fier de l’être. Mais cela ne m’empêche pas d’être resté aussi fier de mes origines marocaines, et je resterai, quoi qu’il arrive, toujours amoureux du Maroc.
J’avais 7 ans seulement en 1967, mais des racines sont des racines et quand on retourne au pays de ses racines, il se passe quelque chose qui dépasse la simple émotion. Si à Paris ou ailleurs je croise un Marocain je ne peux m’empêcher de me sentir proche de lui. Je regretterai toujours d’être parti trop jeune pour ne pas avoir appris plus que quelques bribes de langue arabe.
Le Maroc est un pays magique, c’est le seul pays que je connaisse qui me donne le sentiment de flotter. Pourquoi chercher ses repères, ils n’y sont pas. C’est un pays de liberté émotionnelle, c’est un pays où ceux qui y vont ont le sentiment que le temps s’est arrêté. Même si le pays est dynamique, que la modernité est là , on sent, derrière ce décor, un autre décor, immuable. Les notions d’espace-temps ne sont pas les mêmes partout.
Si je suis devenu photographe, c’est en partie, je crois, par nostalgie. Nostalgie de mon enfance paradisiaque, nostalgie d’une valise de photos en cuir rouge, que ma mère sortait une ou deux fois par an, à un moment particulier qui correspondait à une communion de nos esprits, à cette aspiration commune de faire un petit tour dans le passé. Les rires et les larmes que provoquait l’ouverture de cette valise me fascinent encore aujourd’hui. La notion de «la photo» s’est alors construite en moi, non pas comme un témoignage, une preuve ou un rappel historique, mais plutôt comme la capture d’une émotion ou du sentiment d’une valeur affective du passé, du présent et du silence.
C’est donc à Tahiti Plage, sur la côte, à Casablanca, par un mois de mars à la lumière électrique, que j’ai constaté que le temps s’était arrêté. Je retrouvais 30 ans après la plage de mon enfance, avec un flot de sensations qui m’a plongé, alors que je ne m’y attendais pas, en 1967. J’avais 6 ans et rien n’avait changé, c’était pour moi un sentiment magique, j’étais en extase les yeux fermés, le nez et les cheveux remplis par le vent chargé de l’odeur du sel, de la brume, de la terre, de la rouille et du soleil. Heureusement, j’avais pris mon Leïca avec moi.
Je suis retourné à Casablanca en janvier 2007. Les piscines telles que vous les voyez là , n’existent plus, elles ont laissé place à des spa, à des bassins petits et carrés, et à des «complexes» de remise en forme. Mais les photos sont là .» (Philippe Abergel)