Pierre-Evariste Douaire. Parlez-nous de Under the Water.
Tadashi Kawamata. L’exposition est liée au Tsunami au Japon. J’étais présent lors du tremblement de terre, puis je suis rentré à Paris. Les gens continuaient à faire front là -bas, à s’entraider. Je me suis demandé comment je pouvais garder un lien avec eux. J’avais besoin d’un temps de réflexion. Il fallait que j’intervienne, mais différemment, à ma manière. Je devais me démarquer de l’urgence ambiante. C’est la photo d’un journal qui m’a interpellé. On y voyait un bateau en mer entouré de débris. Cette vision m’a ébranlé. Beaucoup de gens voulaient en effet tourner la page mais ces débris flottaient toujours sur l’océan. Avec les courants, cette nappe allait créer, en 2 ans, une boucle entre le Japon et les Etats-Unis. Ce mouvement calme de dérive m’a beaucoup inspiré.
Que signifie le titre Under the Water?
Tadashi Kawamata. Le titre fait référence à la vague du Tsunami. Il s’agit des dernières choses que verrait une personne prise sous cette tornade. La lumière du ciel apparaît à travers l’installation par exemple. Et, paradoxalement, c’est un moment calme alors que le spectateur est à l’intérieur même du cataclysme. Je tente de ce fait d’exprimer les sentiments de ceux qui ont été pris au piège de cette vague.
Comment avez-vous choisis les matériaux?
Tadashi Kawamata. J’ai choisi des débris, des chutes de meubles récupérés chez Emmaüs. Je ne me rappelle pas combien, mais beaucoup. Grâce à cette accumulation j’ai recréé le tsunami.
Under the Water est-il un monument?
Tadashi Kawamata. Mes projets s’apparentent à des moments de mémoire et d’imagination. Je ne recherche pas l’authenticité à tout prix. Pour Under the Water les planches ne viennent pas du Japon, ce ne sont pas des débris du Tsunami. Je travaille plus sur l’imaginaire que sur la réalité, mais à travers mes installations je retranscris des souvenirs. En ce moment, par exemple, les gens commencent à oublier la catastrophe. Ils veulent tourner la page. J’ai donc ressenti le besoin de créer cette pièce. Pour autant, cette installation n’est pas un cri qui dirait: «N’oubliez pas!» Je tente plutôt d’affirmer un sentiment personnel. J’avais été particulièrement marqué par le fait que ces débris puissent voyager d’un continent à l’autre.
Le souvenir d’Hiroshima est-il présent dans votre démarche?
Tadashi Kawamata. Non je ne crois pas.
Vous ressentiez une responsabilité artistique par rapport au Tsunami?
Tadashi Kawamata. J’avais une certaine responsabilité en tant que japonais vis-à -vis du Tsunami. Mon éloignement géographique m’imposait de réagir, et mon impuissance me rendait nerveux. Je voulais envoyer un message. Mais le plus important à mes yeux était de prendre du recul avant d’apporter ma pierre à l’édifice. Je ne sais pas si tous les artistes japonais pensent de la même façon. Ce que j’ai fait, au final, est très intime. Under the Water se réfère à moi plus qu’à ma culture japonaise.
Etes-vous influencé par les catastrophes naturelles dans votre travail?
Tadashi Kawamata. Les catastrophes naturelles sont incontrôlables. Mais il peut parfois en découler des choses intéressantes, comme par exemple utiliser cette force destructrice à des fins créatrices.
Peut-on faire quelque chose contre les catastrophes naturelles?
Tadashi Kawamata. Au Japon nous avons l’habitude de faire face à ces sinistres car ils sont fréquents. C’est pourquoi, après le Tsunami, nous nous sommes montrés très calmes, voire un peu fatalistes. La Nature n’est pas une ennemie. On peut se questionner sur le rôle du gouvernement lors de cette catastrophe bien sûr, mais on ne peut concrètement rien faire contre un événement de cette ampleur. C’est d’ailleurs assez frustrant de ne pas pouvoir se rebeller contre la fatalité. Cela nous oblige néanmoins à envisager les choses d’une autre manière, sans quoi nous n’arriverions pas à avancer.
Les catastrophes naturelles révèlent-elles les incohérences humaines?
Tadashi Kawamata. Under the Water est une installation remplie de détritus qui évoquent notre surproduction. Au Japon 40% de la nourriture n’est pas consommée et se trouve ainsi gâchée. Je ne suis pas un écologiste, un nostalgique du passé ou un donneur de leçon. Je reste profondément attaché aux villes modernes. Mais la réalité veut que le monde dans lequel nous vivons surproduise. C’est pour cela que j’aime recycler, réutiliser ce qu’il nous donne pour recréer quelque chose.
Quand utilisez-vous des matériaux nouveaux?
Tadashi Kawamata. Tout dépend du concept et du lieu dans lequel s’installe le projet. A Bordeaux, par exemple, le pont Evento (2009) était du bois neuf qui provenait de la dernière tempête qui a frappé l’Aquitaine. C’est un hasard qui a donc permis de réutiliser en quelque sorte une matière déjà exploitée. Mais lorsque j’utilise des matériaux parfaitement neufs, c’est toujours lié au concept initial.
Comment avez-vous réalisé l’installation?
Tadashi Kawamata. Trois facteurs interviennent dans mes projets: le premier consiste à savoir où je vais travailler, le second concerne le choix des matériaux que je vais utiliser, et le troisième s’arrête sur l’équipe qui va diriger l’opération. Souvent c’est ce troisième facteur qui détermine le choix des matériaux. Une fois que ces trois critères ont été réunis, je commence alors sérieusement à réfléchir au projet.
Travailler au sein de la galerie Kamel Mennour est facile car c’est un endroit neutre. En plus elle possède un beau rapport entre l’espace intérieur et extérieur. En revanche, se mettre à l’œuvre dans un espace public comme à Bordeaux, sur les bords de la Garonne, est beaucoup plus compliqué. Le projet doit s’intégrer à toutes les contraintes spatiales et humaines. Dans ce type d’environnement je pense donc davantage à l’impact que je vais avoir sur l’ensemble du territoire.
Choisir les matériaux et une équipe n’est pas une mince affaire.
Tadashi Kawamata. Après le choix du lieu, il faut trouver un matériau qui soit en relation avec lui. Une corrélation doit s’opérer. J’utilise aussi bien des débris, du matériel de récupération que du bois, ou toutes autres choses.
Quand tout est en place, il faut trouver une équipe pour la réalisation. Le choix des gens est très important, c’est presque ce qui m’intéresse le plus. Pour Under the Water nous avons collaboré avec l’Ecole des Beaux Arts de Paris. Elle est juste à côté et cela était très pratique. Ce sont dix étudiants qui ont assemblé les meubles cassés venant d’Emmaüs.
Travailler dans la rue c’est un acte politique?
Tadashi Kawamata. Je ne suis pas un activiste. Je préfère seulement penser les aspects politiques et sociaux d’une façon différente. Under the water parle du Tsunami, mais je ne cherche pas à être lénifiant ni à forcer le trait sur la détresse des gens. Non. Je préfère concentrer mes forces à montrer ce que je ressens, c’est ce qui me semble le plus important.
L’espace public est politique mais j’envisage mes actions plus en fonction de leur aspect social, économique et humain. C’est très facile de comprendre des slogans simplistes. Beaucoup d’artistes en Europe sont liés avec l’art politique, notamment en Allemagne. La France aime elle aussi cette manière de communiquer. Au Japon certains la pratiquent, mais pour moi l’art ne doit pas se confondre avec la propagande. Je préfère faire des choses différentes.
Vous travailler dans la ville à une dimension locale.
Tadashi Kawamata. Mon impact sur une ville est moins politique que social. Travailler dans l’espace public est une tâche complexe. Il faut prendre la peine de parler avec tous les acteurs de la cité, des institutionnels aux riverains. Cela demande beaucoup de temps et d’énergie. D’autant que mes actions vont changer les usages d’un quartier. Agir dans une galerie est beaucoup plus simple. Le nombre d’interlocuteurs à convaincre n’est pas très élevé. Au final, je préfère travailler sur la mémoire, le souvenir en présentant les choses autrement.
Y-a-t-il un retour à la Nature dans votre œuvre? En utilisant le bois par exemple.
Tadashi Kawamata. Le bois que j’utilise est rarement naturel. C’est souvent de l’aggloméré de mauvaise qualité. Il arrive même, comme ici, qu’il provienne d’une déchetterie.
Si je l’emploie souvent, surtout lorsque je travaille avec une équipe, c’est parce que c’est un matériau qui ne nécessite pas l’apprentissage d’une technique. Avec le bois, tout le monde peut réussir à fabriquer quelque chose très rapidement. Les jeunes enfants notamment, avec qui je travaille parfois.
On peut arguer que c’est naturel évidemment. Mais la vraie raison est que cette manne se trouve facilement partout dans le monde. En effet, dans n’importe quel coin de la planète vous pouvez en récupérer à un prix dérisoire.
C’est la même chose pour le papier ?
Tadashi Kawamata. L’inconvénient du papier est qu’il n’est pas assez résistant. Difficile donc pour lui de jouer un rôle dans l’espace public. Parfois j’utilise du carton.
Vous sentez-vous des affinités avec les artistes du Land Art ?
Tadashi Kawamata. Je n’appartiens pas du tout au Land Art. Je m’intéresse aux villes et à l’espace public tandis que Le Land Art se préoccupe des espaces désertiques et désertés. A l’inverse de cette tendance, je m’entoure de gens, et j’aime que mes projets puissent s’insérer à l’intérieur des questions et des contraintes du quotidien. Il faut qu’ils puissent toucher les riverains, dans les deux sens du mot. J’aime implanter mes projets dans ces endroits où le tissu urbain est entièrement imbriqué avec ses habitants. Les faire sortir de terre n’est pas une mince affaire, cela nécessite beaucoup de temps et d’énergie pour convaincre chacun. Parfois je suis déçu et prêt à renoncer tant il est frustrant de devoir discuter âprement ces questions. Mais, en même temps, c’est essentiel que le projet provoque des réactions. C’est comme cela que je conçois l’art. C’est par la négociation que l’art entre dans nos vies. Travailler dans un désert serait possible mais personne ne prêterait attention à mon travail. Je préfère de beaucoup investir des lieux ordinaires avec des gens qui me critiquent, me sermonnent, m’interrogent etc. J’ai vraiment besoin de cette communication, de cette interaction avec les gens.
Vous sentez-vous proche de quelqu’un comme Christo ou Gordon Matta-Clark?
Tadashi Kawamata. Quand j’étais étudiant j’appréciais beaucoup leur travail. Mais ils appartiennent à la sphère onirique alors que moi je suis ancré dans la réalité, connecté aux gens. Quand je débute un projet, par exemple, je me dis que je peux le réaliser avec ou sans argent. C’est essentiel. Sans moyen je peux, si je veux, reproduire l’installation Under the Water. Je ne suis pas un artiste qui s’intéresse beaucoup à l’art par ailleurs. Je ne m’occupe pas beaucoup de l’actualité artistique. Je préfère aller au café observer les gens. Je ne suis pas un commentateur ni un critique d’art. A dire vrai je n’éprouve pas le besoin de parler d’art toute la journée [grand sourire].
Considérez-vous la ville comme votre atelier?
Tadashi Kawamata. Non pas du tout. Si c’était le cas je pourrais tout contrôler: la lumière, le bruit, les gens etc. Dans une ville il faut pouvoir cohabiter avec ses habitants.
C’est quoi la spécificité d’une ville pour vous?
Tadashi Kawamata. J’aime beaucoup les villes modernes. Elles sont aussi sophistiquées que complexes, et abritent des strates sociales étendues. Elles sont différentes, plus captivantes et plus perturbantes qu’un petit village. La complexité d’une ville résulte des différentes couches sociales et humaines qui la composent.
Une ville ce sont des hommes ou des murs?
Tadashi Kawamata. Pour moi la ville ce sont ses habitants. J’ai besoin d’eux pour créer, négocier, obtenir des autorisations. Je suis en permanence en contact avec eux. Même si c’est important, on ne peut pas considérer les murs comme étant la ville. La relation humaine et l’interaction, voilà ce qui prime.
Intégrez-vous la dimension historique d’une ville dans vos travaux?
Tadashi Kawamata. J’y suis obligé, mais avec parcimonie. Une fois encore, l’accent est mis sur l’échange avec les habitants. En général, j’appréhende une cité à travers des quartiers particuliers, des lieux de vie déterminés; jamais dans sa globalité. A New York, malgré l’immensité de cette ville, vous pouvez aussi trouver des coins avec des spécificités très particulières. Par conséquent, ce n’est pas tant la ville en général qui m’intéresse que l’endroit où je dois travailler. Autour de cette zone, mon attention se porte sur les riverains et les liens qui les unissent à leur environnement. Mon approche d’une ville est donc avant tout locale et humaine.
Vous aimeriez travailler prochainement sur un lieu à Paris?
Tadashi Kawamata. J’ai toujours pour projet de travailler à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Ce lieu me parle car je suis un immigré en France. C’est un nouveau challenge. Jusqu’à présent il y a des problèmes politiques et sociaux à résoudre, ce qui explique pourquoi le chantier n’a pas encore avancé. Beaucoup d’autres lieux parisiens m’intéressent également, mais je suis tellement occupé en ce moment que j’ai du mal à me projeter.
Vous travaillez sur l’éphémère. Aimeriez-vous travailler sur du pérenne?
Tadashi Kawamata. Rien n’est pérenne, rien n’est permanent. Aucun matériau ne peut survivre éternellement. Tout, au contraire, est temporaire. C’est juste une question de temps. Même un édifice qui dure mille ans est temporaire. Rien ne résiste à l’usure du temps, pas plus les murs que les hommes.
En général c’est vous qui choisissez les lieux dans lesquels vous intervenez?
Tadashi Kawamata. Je réponds à des commandes dans 90% des cas [rires], d’où ma grande différence avec Christo. Mes projets sont donc définis par les contraintes des lieux que l’on me propose.
Vous êtes architecte, sculpteur, artiste?
Tadashi Kawamata. Je n’ai aucune connaissance en architecture. La pierre et le métal ne sont pas des matériaux que je maîtrise. Le choix du bois est lié à mon activité de peintre, à mon passé d’étudiant en histoire de l’art. Désormais je me perçois surtout comme un constructeur. J’appréhende les choses comme un homme ordinaire. Je ne suis ni architecte ni sociologue. Je me concentre beaucoup plus sur ce que je ressens vis-à -vis du monde actuel.
Vous considérez-vous comme un peintre? Nous proposez-vous des paysages?
Tadashi Kawamata. Je ne cherche pas du tout à réaliser des paysages. Bien sûr je suis inspiré par les environnements urbains et naturels. Par exemple Under the Water n’est qu’une installation. Il arrive cependant que mes projets aillent beaucoup plus loin en proposant des fonctionnalités multiples.
Êtes-vous le constructeur d’un chaos ordonné?
Tadashi Kawamata. Peut-être bien mais ce n’est pas intentionnel. Les choses se produisent naturellement. Je travaille avec des étudiants en leur soumettant les grandes lignes du projet. Puis ce sont eux qui réalisent la forme. Je me contente d’être le conducteur du chantier sans chercher à organiser le chaos.
Pour Under the water il y a pourtant une trame qui charpente l’amoncellement de débris suspendus.
Tadashi Kawamata. La structure a seulement une fonction technique. Au-dessus on en libre de réaliser ce que l’on veut. En somme, la grille n’est qu’un support permettant de montrer ce que je veux. Je cherche ainsi plus à travailler sur la spontanéité qu’à organiser le chaos.
Jusqu’à quel point l’équipe est-elle libre dans vos projets?
Tadashi Kawamata. Difficile à dire car je ne sais pas jusqu’où exactement je peux laisser mon équipe autonome. Au final, c’est moi qui supervise l’ensemble puisque je suis responsable du chantier. Concernant l’exécution technique, mes directives doivent être très claires, mais je ne donne pas beaucoup d’instructions précises pour autant. Lors de la création d’Under the Water, j’ai donné l’exemple en me mettant moi-même au travail. Après m’avoir observé, l’équipe m’a imité. Disons, en d’autres termes, que je contrôle le chantier sans le contrôler vraiment.
Quel rôle joue la photographie dans votre travail?
Tadashi Kawamata. J’utilise la photographie à des fins documentaires car il ne reste jamais aucune trace de mes installations éphémères. Je peux les prendre moi-même ou déléguer le travail à des photographes professionnels. J’ai en effet besoin de garder en mémoire mon travail passé et d’en constituer des archives. Par contre les gens se souviennent très bien de mes installations. Leur mémoire est beaucoup plus forte que les photos. Ils se souviennent par exemple parfaitement de l’installation de chaises à la Salpetrière en 1997. Leurs sensations d’alors sont encore palpables aujourd’hui. C’est donc important et nécessaire de photographier mes œuvres bien que les photos soient toujours lacunaires.
Pourquoi la photographie est-elle lacunaire à votre avis?
Tadashi Kawamata. Je prends des snapshots et je multiplie les points de vue différents. Il est évidemment toujours possible de chercher une vision globale de l’ensemble, mais l’expérience physique ne donne à voir que des fragments. La photographie ne laisse en fait que deux alternatives peu concluantes: soit le plan d’ensemble, soit une vue fragmentaire. Dans les deux cas, il est impossible avec une seule photo de rendre tangible l’expérience de la déambulation dans la structure. La photo est donc très limitée et se montre incapable de refléter le projet en un seul cliché.
Comment êtes-vous devenu artiste?
Tadashi Kawamata. Je n’étais pas un bon étudiant en école d’art. Je manquais de motivation et de curiosité. J’ai ainsi embrassé la carrière artistique par accident. J’ai commencé à faire des dessins et à les montrer aux galeries. Contre toute attente j’ai commencé à gagner de l’argent. Faire de l’art me paraissait alors être un très bon plan. Puis j’ai commencé à développer mon propre style afin de me démarquer des autres artistes. Rien n’a changé depuis. Je travaille toujours les mêmes matériaux, le bois tout particulièrement. J’évolue en fin de compte dans la même sphère depuis l’âge de vingt-cinq ans.
C’est quoi être artiste pour vous?
Tadashi Kawamata. Etre artiste c’est le meilleur moyen de communiquer avec les gens sans parler. Une œuvre d’art est un bon outil de communication: elle peut interpeller et faire parler. D’une certaine manière, si je ne suis pas artiste je ne suis personne. C’est parce que je présente mes œuvres aux autres que je peux discuter, échanger et partager avec mes contemporains. Une œuvre d’art est à mes yeux un moyen de communication bien supérieur à un ordinateur [rires].