Tableaux volants

La peinture de Ilya et Emilia Kabakov est, techniquement parlant, tout ce qu’il y a de plus traditionnelle puisque le couple travaille à l’huile, un médium qui a fait ses preuves depuis fort longtemps. Ils déclinent une thématique qui leur permet d’illustrer et de glorifier le quotidien, en Ukraine comme en Russie, mais également de prendre des libertés, voire une distance critique, avec cette réalité. Leur vision a quelque chose d’idéaliste, d’angélique et relève du rêve d’Icare, revu et corrigé par le Tupolev, la chienne Laïka, l’héroïque Gagarine et le spoutnik — le désir d’envol, le besoin d’espace, le manque d’air sont récurrents dans une œuvre qui présente souvent la «terre vue du ciel». Dire de leur style qu’il est figuratif ne suffit ni à qualifier leur production ni à la distinguer de celle de leurs collègues peintres.

Leur réalisme n’est pas absolument socialiste. La ressemblance des personnages et des décors représentés doit certainement à la photographie ou à des représentations exécutées par des peintres officiels. On ne saurait mettre en cause la vraisemblance des situations exposées. Mais la peinture ne s’étale pas sur toute la surface de la toile. Et même, à l’intérieur de zones qu’elle occupe plus qu’elle ne recouvre parfaitement, elle se fait chiche, sèche, rêche.

Ilya et Emilia Kabakov suggèrent le modelé plus qu’ils ne le rendent totalement ou ne poussent le relief à bout. Il arrive que leurs estampes soient… estompées, notamment dans le paysage déchiré, en plongée, Flying n°18. Les contours sont soulignés d’un trait épais. La bichromie prévaut sur la trichromie. S’agissant des détails, les toiles se situent dans une lignée post-vangoghienne, lyrique et mélancolique, et non dans un naturalisme pompier et triomphant, capable d’exalter tout avec le même optimisme forcé. Ilya et Emilia Kabakov ont pris leur distance avec la peinture officielle.

Mais s’ils sont entrés en dissidence avec le régime de l’époque, c’est donc plus par la forme que par les sujets traités — à l’exception de Flying n°5, où les officiels en costume sombre s’apprêtant à boire un coup de vodka, les toiles figurent essentiellement des saynètes avec des personnages enjoués, dans les contextes les plus anodins, les plus insignifiants. Leur contestation fut sans doute discrète, douce et têtue.

Les installations proprement dites sont des scénographies symboliques, théâtrales, extrêmement dramatisées, d’un encombrement assez considérable, influencées parfois par la sculpture constructiviste. Les tableaux sont également de très grand format, dépassant les cent-vingt figures.

Malgré les apparences, et l’usage d’une imagerie populaire surannée, fade, un peu terne, les Å“uvres des Kabakov relèvent d’un humour ravageur, dévalorisant, typiquement nihiliste — ou russe. Mais paradoxalement, le couple semble se complaire dans une nostalgie un peu vaine en continuant encore aujourd’hui, depuis leur exil en Occident, à peindre un monde maintenant disparu.

Leur jeu avec l’iconographie et la propagande d’un autre temps n’a jamais fait de doute. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils dévoilent eux-mêmes les règles de leur art, en présentant leurs mises en scène comme des éclats du réel (voir le pique-nique à la montagne, Flying n°4) ou des reflets de miroir (Flying n°15). Ce sont les anamorphoses et métamorphoses de leur siècle.

Liste des Å“uvres
— Ilya & Emilia Kabakov, Flying 15, 2009. Huile sur toile. 282 x 189 cm
— Ilya & Emilia Kabakov, Flying 7, 2009. Huile sur toile. 224 x 165 cm
— Ilya et Emilia Kabakov, Flying 13, 2009. Huile sur toile. 189 x 282 cm
— Ilya et Emilia Kabakov, Flying 5, 2009. Huile sur toile.
— Ilya et Emilia Kabakov, Flying 4, 2009. Huile sur toile.
— Ilya et Emilia Kabakov, Flying 18, 2009. Huile sur toile.