L’histoire de l’art définit un tableau, grosso modo, comme une toile, le plus souvent rectangulaire, sur châssis, recouverte de peinture et encadrée. Or, dans cette exposition, le tableau n’est pas nécessairement associé à la peinture à laquelle la sélection n’accorde qu’une place modeste. On trouve de la peinture chez Rita Ackermann, mais mélangée à du sable, de l’huile et de la colle de peau de lapin. Chez Lydia Gifford aussi, mais associée à du bois, de l’argile, de la poudre de graphite. Dans les dix tableaux de Nicolas Chardon (la série Echo) ce sont les toiles-mêmes — des tissus trouvés —, vierges de tout ajout pictural, qui font Å“uvre. De même chez Sergej Jensen: Ohne Titel est une toile à l’aspect d’une peinture abstraite, mais les aplats de peinture sont ici remplacés par des morceaux rectangulaires de lin, coton et toile de jute.
La définition canonique n’est pas pour autant rejetée par certains jeunes artistes qui n’hésitent pas à se hisser «sur des épaules de géants», selon la fameuse formule de Bernard de Chartres.
Les sculptures d’Aaron Curry interrogent la planéité du tableau sans oublier d’évoquer au passage Henry Moore, Anthony Caro ou Joan Miro dans ses sculptures faites d’aluminium peint, de sérigraphie sur bois et de corde qui semblent perdre une dimension selon l’angle de vue adopté.
Benoît Maire fait référence à David Hockney qui déclarait que les portes étaient ce qu’il préférait peindre, en peignant une porte en blanc. Lesley Vance reprend, quant à elle, la technique de la peinture morte en peignant des amoncellements d’objets rendus abstraits et presque méconnaissables.
Les pièces d’Oscar Tuazon et Aaron Curry brouillent la frontière entre deux pratiques historiquement inconciliables: la peinture et la sculpture, le tableau plan et la structure tridimensionnelle.
En écho aux sculptures de Curry qui reposent sur l’alternance du plan et du tridimensionnel, Papercrete d’Oscar Tuazon joue également sur la dialectique peinture/sculpture en réalisant un tableau avec des matériaux — le béton et le bois — habituellement utilisés pour la sculpture.
La seconde pièce de Tuazon, Glassed Slab, entre également dans cette problématique: un parallélépipède debout a l’aspect d’une sculpture, mais le plexiglas, la fibre de verre, le grillage, le film plastique, le bulle pack, le silicone et les fils de fer qu’il contient derrière des plaques de verre et des barres d’acier rappellent également les éléments d’une peinture enfermés dans son cadre.
Chez Tuazon et Curry, une Å“uvre plane n’est pas forcément un tableau et une Å“uvre tridimensionnelle n’est pas forcément une sculpture…
Deux œuvres étendent la notion de tableau vers le tableau théâtral, vivant: les toiles de Rita Ackermann représentent une danseuse figée dans ses mouvements, tandis que Chiaro di luna de Karina Bisch se présente comme une scène de théâtre avec un décor de fond et trois personnages dont les têtes sont des lampes Pierrot.
Le tableau contemporain n’est plus circonscrit à un cadre plan et rectangulaire ni à une taille restreinte. Le cadre classique en tant que délimitation de l’illusion picturale disparaît pour laisser sa place à un cadre plus lâche. Le diptyque de peintures recouvertes d’argent de Jacob Kassay, réfléchit l’espace dans lequel il se trouve plutôt que de représenter une scène à l’intérieur de son cadre. Dans l’œuvre de David Noonan, deux personnages sortent d’une sérigraphie: ici aussi l’espace du tableau fait intrusion dans l’espace du spectateur.
Dans d’autres cas, le tableau n’est plus nécessairement accroché sur un mur, mais produit directement sur ce dernier, s’étendant verticalement jusqu’au plafond (Tomàs Espina, Keme), ou horizontalement sur plus de 250 mètres de large (Ulla von Brandenburg, Forêt orange). L’affranchissement du cadre permet également aux artistes de penser le tableau en trois dimensions, en le déployant sur les quatre murs et le sol d’une salle (Lydia Gifford, Oar), ou en le rapprochant de la sculpture tridimensionnelle (Karla Black, What to Ask for Others). Ce n’est plus l’espace du cadre mais l’espace d’exposition disponible qui délimite l’œuvre.
Chez Lili Reynaud-Dewar et Reto Pulfer, le tableau devient même installation: Structures de pouvoirs, Rituels et Sexualité chez les Sténodactylos européennes (Amanuensis) de Reynaud-Dewar est composé de deux sculptures de mains, de deux machines à écrire et de deux costumes installés sur des tables-miroirs auxquels s’ajoutent deux vidéo-projections. Zr Bleschshubladen de Pulfer se compose d’une vitrine sur tréteaux présentant une céramique raku et d’une tente de tissus trouvés.
L’explosion du cadre évacue également l’idée de maîtrise, d’«encadrement» de l’œuvre par l’artiste et peut ainsi laisser place au hasard et à l’accident. Les douze toiles de la série Fumoir de David Hominal ont été obtenues en les laissant plusieurs jours dans le fumoir d’une boucherie, le temps qu’elles absorbent la fumée et l’odeur de cuisson de la viande, et qu’elles reçoivent quelques taches de sang animal.
Keme de Tomàs Espina — une grande trace de suie témoin de l’incendie d’un coin de la première salle d’exposition — met également en jeu l’accident, qu’évoque l’incendie lui-même.
L’incendie dispose d’un potentiel suffisamment dramatique pour que Keme mette en Å“uvre sa propre fiction: celle que construit l’esprit du spectateur, ou celle qui est à l’origine des Å“uvres. L’aspect performatif de la réalisation des tableaux, la mise en mouvement du corps de l’artiste, est mis en avant — à la suite du peintre moderniste Jackson Pollock dont l’acte de peindre relevait de la chorégraphie.
Les éléments de bois, peinture, argile et graphite qui composent l’œuvre de Lydia Gifford ont été disposés dans l’espace lors d’une performance à huis clos consistant en ajouts et retraits, engageant le corps de l’artiste-danseuse. De même, le processus de réalisation des Sea Paintings Dunwich de Jessica Warboys — notamment à cause de la dimension de ces toiles — implique là aussi son corps: l’artiste trempe les lais de 3 mètres sur 5 dans la mer avant de disperser les pigments grâce au vent de la côte.
Enfin, dans Truka all-over (The Formula of the Phantom) de Pietro Roccasalva, le tableau photographique extrait d’un film de Tarkovsky ne sert que de décor à une performance pendant laquelle deux chevaliers en armure se recouvrent mutuellement de peinture rouge.
En s’éloignant du matériau-peinture, en valorisant la toile vierge, en samplant l’histoire de l’art, en remettant en cause l’opposition peinture/sculpture, en rompant le cadre, en mettant en valeur l’accident, la fiction et la performance, l’exposition «Tableaux» explore le dépassement des limites de la pratique séculaire de la peinture, donnant une leçon d’histoire de l’art contemporaine.
Å’uvres
— Rita Ackermann, Fire by Days, 2010-2011. Bombe, huile, huile de moteur, sable avec acrylique, colle de peau de lapin et pigment sur toile. Série de 6 œuvres: 236 x 165 cm
— Karina Bisch, Chiaro di luna, 2009. Lampes Pierrot, techniques mixtes, dimensions variables
— Karla Black, What to Ask for Others, 2008. Polyéthylène. 190 x 230 x 60 cm
— Ulla von Brandenburg, Forêt orange, 2011. Peinture murale. 1175 x 520 cm et 1842 x 735 cm
— Nicolas Chardon, Echo, 2011. Tissu tendu sur châssis. 12 duos,dimensions variables (vers 320 cm de hauteur)
— Aaron Curry, The Muscle in my Head is a Shadow (painting), 2011. Sérigraphie sur papier. 127 x 101,6 x 7,6 cm (x10)
— Aaron Curry, The Muscle in my Head is a Shadow (sculpture), 2011. Aluminium peint, sérigraphie sur bois, corde. 290,8 x 68,6 x 78,7 cm
— Aaron Curry, The Muscle in my Head is a Shadow (sculpture), 2011. Aluminium peint, sérigraphie sur bois. 135,3 x 240 x 185,4 cm
— Tomàs Espina, Keme, 2011, suie de goudron
— Lydia Gifford, Oar, 2011. Peinture à l’huile, bois, argile, poudre de graphite, clous
— David Hominal, Fumoir, 2007. Suie sur toile. 12 toiles de 60 x 80 cm chacune
— Sergj Jensen, Ohne Titel, 2006. Lin, coton, toile de jute. 247 x 198 cm
— Sergj Jensen, Untitled, 2010. Techniques diverses. 230 x 190 cm
— Jacob Kassay, Untitled, 2010. Acrylique et dépôt d’argent sur toile. Diptyque, 2 toiles de 122 x 91,5 cm
— Benoît Maire, Le Souvenir de la coulure Constance Mayer, 2005. Film super 8 mm transféré sur support numérique. 2’30
— Benoît Maire, Tête de Méduse, 2008. Bronze sur étagère. 18 x 15 x 16 cm (Bronze), peinture à l’huile suspendue, 50 x 50 cm
— Benoît Maire, Prolégomènes à toutes images pliées, 2008. Sérigraphie sur feuille de zinc. 100 x 200 cm
— Benoît Maire, Le Nombre, 2007. Vernis sur toile. 160 x 160 cm
— Benoît Maire, La Porte (David Hockney), 2008. Peinture acrylique sur bois et verre
— Benoît Maire, Peintures logiques, 2008. Huile sur toile, tailles diverses
— David Noonan, Untitled (figures), 2008. Deux sculptures, sérigraphie sur bois contreplaqué et acier. Dimensions variables
— David Noonan, Untitled, 2008. Sérigraphie sur lin et jute, collage. 210 x 300 cm
— Spandau Parks, Untitled, 1998. Triages cibachrome encadrés, 12 tirages de 50,7 x 40,7 chacun
— Reto Pulfer, Zr Bleschshubladen, 2009-2011. Encre sur tissu, boîtes de conserve, bois, plexiglas, céramique raku, tissu. Dimensions variables
— Lili Reynaud-Dewar, Structures de pouvoirs, Rituels et Sexualité chez les Sténodactylos européennes (Amanuensis), 2010. Deux sculptures «Mains» (bois), 6 tables miroir, 2 machines à écrire, 2 costumes (tissu), 2 vidéo-projections. Dimensions variables
— Pietro Roccasalva, Truka all-over (The Formula of the Phantom), 2010. Photo noir et blanc, armures en argent, acrylique, 2 pistolets à peinture, 2 compresseurs. Dimensions variables (photographie : 120 x 270 cm)
— David Schutter, After GSMB vRU x8, 2006-2007. Huile sur toile, 52 x 65 cm
— Oscar Tuazon, Glassed Slab, 2009. Acier, verre sécurité, plexiglas, fibre de verre, grillage, film plastique, bulle pack, silicone, fils de fer. 233 x 122 x 320 cm
— Oscar Tuazon, Papercrete, 2008. Béton, papier, bois. 125 x 85 cm
— Leyley Vance, Untitled 38. Huile sur lin. 50,8 x 38,1 cm
— Leyley Vance, Untitled 35, Huile sur lin. 46 x 36 cm
— Jessica Warboys, Sea Paintings Dunwich, 2011. Pigment, toile, dimensions variables (4 toiles de 330 x 550 cm chacune)