Il est parfois difficile de faire la part des choses entre le travail d’Emmanuel Eggermont et celui de Raimund Hoghe, tant les deux hommes, à force de se côtoyer sur scène, ont déteint l’un sur l’autre. A l’origine de cette complicité fertile, il y a la pièce Young People, Old Voices du dramaturge allemand (2002), dans laquelle le jeune Emmanuel Eggermont fait sa première apparition en tant qu’interprète. Depuis ce jour, leur collaboration ne cessera de se conforter pour atteindre son apogée en 2008, avec le solo L’Après-midi, dédié par Raimund Hoghe à son danseur désormais fétiche.
Entre Raimund et Emmanuel, donc, le courant passe comme on dit, et T-Wall est justement traversé de cette électricité là , aussi invisible que vitale. La pièce semble répondre, en un écho lointain, à l’œuvre d’un autre, non comme une pâle copie mais plutôt une sœur radieuse et inspirée. Ainsi, transparaît dans T-Wall cet art de l’épure propre à Raimund Hoghe, ces silences, la relation intime et rituelle qui le lie aux objets, la présence discrète et enveloppante de la musique.
Si la nouvelle création d’Emmanuel Eggermont tire une partie de sa force de cette filiation directe avec le dramaturge allemand, elle sait encore puiser dans l’énergie superbe de ses trois danseurs (le chorégraphe compris). L’interprétation est tellement remarquable qu’elle en fait presque oublier le sujet de la pièce – ces « frontières artificielles et zones de tension conflictuelles, obéissant à leur propres règles », et auxquelles le titre, T-Wall, fait référence. C’est littéralement qu’Oscar Lozano, Ji-hyé Jung et Emmanuel Eggermont nous absorbent dans leur transe, calme ou furieuse, rampante ou trépidante, intime ou explosive. Aucun répit ne nous est accordé. Même dans l’immobilité, leur présence est écrasante.
Sur scène, les trois corps sont définitivement isolés les uns des autres, malgré quelques vaines tentatives de rapprochement – une main sur une épaule, une tête venant prolonger l’arrondi d’un dos, un échange de manteau. Chacun se déplace sur des lignes qu’il fait siennes, trace de son corps un territoire, en mesure l’espace d’un écart ou d’un rond de jambe, tel le compas délimite le rayon du cercle à dessiner. Il est question d’identités (puisqu’il est question de frontières), voire d’ethnicité – les baguettes « à manger » que transportent religieusement Ji-hyé Jung signent son appartenance à une certaine communauté –, ou encore d’héritage et de mémoire (des photos, que l’on devine « de famille », sont éparpillées sur le sol).
Mais ce qui est le plus frappant ici, ce sont ces corps en recherche constante de repères, vraisemblablement pour échapper à l’instabilité environnante. Les bras d’Emmanuel Eggermont serpentent comme en quête d’un chemin plus sûr tandis qu’Oscar Lozano tente de s’ancrer davantage dans le sol, par un travail permanent sur les appuis. Dans les dernières minutes de la pièce, le chorégraphe émerge seul de la pénombre. Il fend l’air d’une sorte de fouet, et condense en ce geste répété et solennel la tension inhérente à T-Wall, cette menace latente qui cingle les espaces identitaires et les divise.
― Chorégraphie : Emmanuel Eggermont (création en résidence)
― Interprété par : Emmanuel Eggermont, Ji-hyé Jung, Oscar Lozano